Les mythes grecs regorgent de détails instructifs et éclairés qui aident à comprendre non seulement comment s’impliquer dans ce monde, mais aussi l’origine de toutes les choses et leur fonctionnement. Ce dernier point – leur fonctionnement – est essentiel lorsque nous voulons atteindre un objectif.
Comme nous le savons, le succès et la réussite sont très éphémères. Les individus que le monde encense aujourd’hui deviennent régulièrement les affreux de demain ou pire, les oubliés.
Sur le plan politique, il serait facile d’énumérer des dizaines d’hommes d’État délaissés si appréciés en leur temps. Mais regardons la poésie, non la politique. Qui se souvient aujourd’hui de Thomas Watson, le grand poète de l’Angleterre élisabéthaine ? Ou d’Albertino Mussato, chroniqueur et poète contemporain de Dante ? Selon l’historien de l’art Jacob Burckhardt, Mussato, « couronné poète à Padoue par l’évêque et le recteur, jouissait d’une renommée qui n’était pas loin de la déification ! » Le pauvre Dante n’eut jamais la reconnaissance qu’il recherchait – du moins, pas de son vivant.
Voilà tout l’enjeu… De qui se souvient-on ? Quel rôle joue la mémoire ?
Mnémosyne, la Titanide
Selon les Grecs anciens, la mémoire a un rôle fondamental, non seulement à travers le processus du souvenir, mais aussi dans la création de toutes les formes d’art. Plutôt que de considérer la mémoire comme une sorte de fonction automatique de l’esprit (un disque dur pour stocker des données), la mémoire a des pouvoirs primordiaux, originels, essentiels pour notre bien-être, santé et créativité.
Mnémosyne est la déesse de la mémoire, elle est plus exactement une Titanide. Les Titans sont apparus avant les dieux. Zeus, fils du Titan Cronos, se révolte contre son père, bouleverse l’ordre cosmique et instaure un nouvel équilibre où règnent les dieux de l’Olympe.
Mais contrairement à ses frères, Mnémosyne n’est pas renversée. En effet, elle passe neuf nuits dans la couche de Zeus (dans certaines traditions, cette couche devient celle d’Apollon) et donne naissance aux neuf Muses.
Mnémosyne la Titanide est la fille d’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre). Du fait de cette lignée, les Titans ont tous trois qualités particulières. La première est l’immortalité – ils peuvent être vaincus mais non éliminés. La deuxième est une énergie immense d’une incroyable puissance, d’où le terme « titanesque ». Et enfin, selon le philosophe français Luc Ferry dans son livre La sagesse des mythes, ils ont aussi « une beauté consommée… terrifiante et fascinante… née dans les profondeurs de la terre… proche du chaos primordial dont Gaïa elle-même a émergé ».
Derrière chacun des très nombreux arts humains, poésie, musique, peinture, danse, théâtre, etc., se tient une muse, fille de la mémoire, spécifique et agissante. Mnémosyne est « proche du chaos primordial » dont est issue sa propre mère Gaïa. Elle détient une énergie d’une puissance surhumaine, elle est d’une beauté terrifiante et fascinante, et, bien sûr, elle est immortelle. La mémoire est par nature éternelle.
Son éternité est aussi bien tournée vers le passé que vers l’avenir. Dans son ouvrage Les Mythes celtes (La déesse blanche), Robert Graves évoque une « mémoire du futur ». En effet, Mnémosyne a le contrôle total de tous les souvenirs qui se sont produits ou se produiront jamais, et notamment ceux des morts. C’est ainsi que les morts peuvent subsister dans l’Hadès : leurs esprits – leurs ombres – se souviennent, parfois de façon tragique (comme Achille dans l’Odyssée). Sans Mnémosyne, il ne pourrait y avoir de vie après la mort, car aucun individu ne peut être tenu pour responsable d’actes effacés.
Utilisons les concepts chinois pour expliquer la création de l’art et de la poésie : le yang, ou principe masculin du dieu suprême, de la lumière, de la foudre (Zeus), rencontre le yin, le principe féminin de l’énergie, de la beauté (Mnémosyne). Ce que nous prenons pour acquis, notre mémoire toute banale, est en réalité d’une beauté titanesque.
Contempler le meilleur de chaque époque
Tout est là, Mnémosyne, la mémoire, nous ramène aux « éléments primordiaux », aux sources antérieures.
Les sources antérieures (contrairement aux idées reçues du monde moderne et à la notion parfois simpliste de « progrès ») sont plus accomplies, puissantes et belles.
Il s’agit d’une évidence dans la plupart des cultures, en particulier la culture grecque, selon laquelle le monde a connu un âge d’or, qui une fois révolu a été suivi d’un âge d’argent, de bronze et de fer, chaque âge s’avérant plus corrompu et décadent que le précédent.
Un exemple simple du pouvoir des « éléments primordiaux » – c’est-à-dire des choses antérieures et dont on peut se souvenir – est illustré lorsque nous nous référons à des modèles. Il peut s’agir, par exemple, de nos parents, de nos grands-parents, de nos enseignants, de grands artistes, scientifiques ou autres, etc. En général il s’agit de personnes qui nous ont précédé, et nous les faisons revenir par la mémoire pour les imiter afin de nous renforcer.
De fait, il est difficile de concevoir des réalisations extraordinaires totalement isolées du passé. Prenons le cas d’Alexandre le Grand. C’est en suivant son modèle, Achille, qu’il partit à la conquête du monde. À son tour, il devint le modèle de Jules César, qui à l’âge de 30 ans, pleura devant sa statue, réalisant l’ampleur de ses conquêtes.
Renier le passé et la mémoire
Cela peut sembler quelque peu académique : parler d’une Titanide dont peu se « souviennent » ou connaissent. Mais sa pertinence est tout à fait d’actualité aujourd’hui. Le poète extrêmement influent Ezra Pound (dont la plupart des poèmes sont incompréhensibles), a défini au début du 20e siècle l’un des principes directeurs du modernisme : « Faites du neuf ! »
En d’autres termes, E. Pound prescrit d’oublier le passé, de tourner le dos à la tradition, d’ignorer les réalisations qui nous ont précédées, d’être original en tripotant intellectuellement le langage. Il suggère de nier la mémoire. On pourrait dire que ses recommandations ont été appliquées à toutes les autres formes d’art moderniste. Le résultat ? Des productions destinées à une « élite » que personne ne veut lire (ni regarder, ni écouter). Puis vient le coup de grâce de l’ironie, après avoir piétiné toutes les règles, les modernistes qualifient leur art de démocratique et stimulant.
Les préceptes du modernisme s’épanouissent depuis une centaine d’années environ, et ils ont largement produit du non-art. Les causes sont évidentes : on a fait table rase du passé, oublié ce qui a précédé et qui durant les périodes fastueuses de l’histoire était bon, vrai et beau.
De toutes les choses que les grands possédaient autrefois, la plus importante – souvenons nous – était la forme, ainsi peut-on voir différentes formes de textes, celles d’Homère, Virgile, Dante, Spenser, Shakespeare etc., autant d’artistes que nous pourrions nommer. Si nous voulons avoir un art – une poésie – dont on se souviendra à l’avenir, alors nous devons faire revivre l’art qui nous a précédé, toute cette variété de formes, au lieu de dénoncer et déconstruire jusqu’à enlever toute pertinence à l’art.
Si nous pouvions faire revivre Mnémosyne maintenant, nous pourrions sentir toute son énergie et sa beauté primordiale. En d’autres termes, notre civilisation dépend du souvenir de tout ce qui est grand – le bon, le vrai et le beau – de ce qui a précédé, et non de sa destruction et de la croyance désespérée que nous pouvons créer quoique ce soit sur les décombres de nos propres idées.
James Sale a publié plus de 50 ouvrages, dont le plus récent est « Mapping Motivation for Top Performing Teams » (Routledge, 2021). Il a remporté le premier prix du concours annuel 2017 de la Society of Classical Poets, à New York en 2019.
Son recueil de poésie le plus récent s’intitule « HellWard ». Pour plus d’informations sur l’auteur et sur son projet Dante, visitez le site TheWiderCircle.webs.com
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