ENTRETIEN – L’historien Pierre Vermeren analyse pour Epoch Times la crise diplomatique entre Paris et Alger. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le Maghreb, dont Histoire de l’Algérie contemporaine, de la Régence d’Alger au Hirak (XIX-XXIe siècles), Poche Nouveau Monde Éditions, Paris, 2024.
Epoch Times : Pierre Vermeren, les tensions entre la France et l’Algérie ont atteint un niveau très élevé depuis le renvoi de l’influenceur Doualemn en France par les autorités algériennes. Est-ce une première dans l’histoire des relations entre les deux pays depuis 1962 ?
Pierre Vermeren : Les relations franco-algériennes sont une succession de crises et de réconciliations. Pendant la guerre du Sahara occidental, les relations n’étaient pas du tout au beau fixe entre Paris et Alger. Et sous Abdelaziz Bouteflika, il y a eu de multiples crises.
La tension était un peu redescendue au moment de la guerre civile puisque la France avait soutenu le gouvernement algérien contre les rebelles. Je ne saurais donc vous dire si nous connaissons aujourd’hui le niveau de tension le plus élevé. D’autant plus que lundi 13 janvier au matin, le chef de la DGSE s’est rendu à Alger. Cela prouve que tous les fils ne sont pas coupés entre nos deux pays. Mais quoi qu’il arrive, ils ne peuvent pas l’être.
Néanmoins, au-delà de la tension franco-algérienne, le niveau de violence avec lequel le pouvoir algérien parle à son peuple de la France est un phénomène nouveau. Cette violence est instrumentalisée pour des raisons de politique intérieure, ce qui s’est aggravé.
Au moment du Hirak, le pouvoir s’était montré très complaisant avec le peuple algérien. Le président Tebboune avait même parlé au début de « Hirak béni ». Mais quand le soutien des Algériens à l’égard du régime est demeuré très faible après l’élection de Tebboune et la réforme de la constitution, avec de surcroît une participation médiocre lors de la deuxième élection présidentielle de septembre 2024, le pouvoir s’est senti isolé. Et c’est encore le cas aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, cette guerre de mots et ces actes agressifs contre la France et le président Macron servent un objectif principal : tenter de régler des problématiques internes en soudant le peuple derrière ses dirigeants, y compris dans la diaspora.
Les autorités algériennes sont, bien entendu, déçues du président Macron, mais en même temps, il n’y avait pas non plus beaucoup d’espoir de leur part puisqu’elles ont choisi de traiter des grandes affaires avec d’autres puissances que la France. Je pense notamment aux affaires économiques et militaires avec la Chine et la Russie.
Abdelmadjid Tebboune pointe régulièrement du doigt les « crimes du colonialisme français ». Il a qualifié l’écrivain franco-algérien, Boualem Sansal « d’imposteur ». Est-il davantage dans la provocation que son prédécesseur Abdelaziz Bouteflika ?
Je préfère parler d’attitude d’hostilité que de provocation. Contrairement à son successeur, Bouteflika n’a jamais accusé la France d’avoir commis un génocide. Il avait parlé à l’époque de « génocide culturel » et de « crimes de masse ».
Or, le président Tebboune a repris la rhétorique du chef d’État turc qui consiste à accuser la France d’avoir commis un génocide au long terme en Algérie tuant cinq millions d’Algériens. Évidemment, Erdogan l’avait fait pour se disculper du génocide responsable de la mort de deux millions et demi de chrétiens, Arméniens, Grecs et Syriaques (de 1894 à 1923).
Paris n’ayant pas réagi au discours du leader turc, il n’a pas été très surprenant de voir les Algériens le récupérer.
Mais ces mots très violents employés par Alger étaient tout de même inattendus puisqu’ils n’avaient jamais été prononcés par un officiel, a fortiori par un président.
Dans une tribune publiée dans Le Figaro le 10 janvier, l’ancien premier ministre Gabriel Attal a appelé à dénoncer l’accord franco-algérien de 1968, affirmant que la France doit « assumer le rapport de force avec l’Algérie ». Pour vous, l’emploi du rapport de force est-il approprié pour traiter avec Alger ?
Rappelons que seul le président de la République est le responsable de l’accord de 1968. Il n’y a que lui qui peut le remettre en cause. En tant que président de groupe à l’Assemblée nationale, Gabriel Attal n’a aucune prise sur le sujet de l’Algérie, Constitution de la Cinquième République oblige.
À la lumière de cette tribune, je vois deux possibilités : soit, il s’est entretenu avec le chef de l’État, et c’est une offensive concertée ; soit il n’a pas échangé avec lui, et dans ces conditions, on peut parler d’offensive politique. Pour ma part, je pencherais plutôt pour la seconde option.
Ensuite, le président Tebboune a prononcé un discours très violent le 30 décembre 2024 au Parlement envers la France. En outre, dans les journaux officiels et officieux algériens, notamment en ligne, on peut lire toute sorte d’attaques virulentes contre le président Macron et ses conseillers. Je n’évoque même pas les actes et les déclarations hostiles qui se multiplient depuis cet été, comme l’arrêt brutal de l’achat de blé à la France.
Il est donc tout à fait normal que les autorités françaises entrent dans un rapport de force. Ce ne sont pas elles qui ont provoqué cette crise. En tout cas, elles l’ont provoqué par dépit. Il y a une forme de dépit du président de la République quand il se tourne vers le Maroc à l’été 2024. Il sait qu’il a plus de chance de bâtir une relation saine et plus facile avec Rabat qu’avec Alger. Et c’est ce qui s’est passé.
Depuis 2017, Emmanuel Macron tentait en vain de se réconcilier avec Alger. Dans ces conditions, le rapport de force n’est pas optionnel. Cela étant, je pense qu’il ne faut pas oublier que la partie la plus intéressante des relations franco-algériennes est celle qui ne se voit pas. On ne sait pas ce que se sont dit les chefs des services de renseignement qui ont des intérêts communs au Sahel, en Syrie, en Libye, etc. Mais il y a peut-être eu des discussions ou des négociations de fond. Mais tout cela ne se traite pas dans les médias, au contraire.
D’ailleurs, on voit bien que l’Élysée ne communique pas beaucoup sur ces questions, à part sur l’affaire Sansal et encore, très tardivement.
Selon un sondage CSA publié ce lundi, 74 % des Français sont favorables à la suppression de cet accord. Est-il aisé de le supprimer ?
C’est un traité international et en France, le Parlement n’a pas le pouvoir de le supprimer. En réalité, il y a deux options : soit on soumet la question à un referendum, qui ne verra jamais le jour ; soit le Président met fin de manière unilatérale à l’accord ou décide de la renégocier avec l’Algérie.
Il n’est pas difficile en France d’abroger un traité, mais cela dépend d’une seule personne sur laquelle personne ne peut exercer de pression : le chef de l’État.
Si Paris venait à rompre ses relations avec Alger, l’Algérie aurait-elle beaucoup à perdre ?
Elles ne seront pas rompues. Vous ne pouvez avoir sur votre sol cinq millions d’Algériens et de franco-algériens (puisque pour Alger on ne perd jamais sa nationalité algérienne) et couper la relation avec Alger. Je rappelle que la liberté de circuler pour aller voir sa famille est un droit international.
Il faudrait bâtir une relation normale entre la France et l’Algérie, c’est-à-dire une relation d’abord multilatérale entre l’Union européenne et ce pays. Autrement dit, que ce ne soit plus seulement la responsabilité du président de la République, mais aussi celle du Parlement national, du Parlement européen ainsi que des autres États de l’UE.
Ensuite, je pense que nous devons mettre fin à un certain nombre de privilèges, surtout quand l’affect et la rancœur l’emportent sur la diplomatie. Mais cette dégradation des relations franco-algériennes arrange tout le monde, puisque le régime algérien est aussi un problème pour les autres pays européens, et ces derniers ont décidé que ces tensions ne concernaient que la France. En revanche, quand il s’agit de signer des contrats intéressants avec Alger, ils sont davantage présents ! Je pense à l’Allemagne et à l’Italie.
La normalisation des relations franco-algériennes, au bout de 60 ans d’indépendance serait désirable pour tout le monde. En cas de normalisation des rapports, l’Algérie perdrait des privilèges qu’elle a eus avec la France depuis les accords d’Évian en matière d’immigration, de santé et d’islam de France. Peut-être qu’au bout du compte, elle y gagnerait aussi.
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