Aude Lancelin, ex-directrice adjointe en chef de L’Obs, s’est vue remerciée en mai 2016 par sa direction sans aucune explication. Une éviction qu’elle raconte dans son livre Le monde libre, paru en septembre dernier. L’ouvrage, qui a remporté le prix Renaudot, s’emploie à retracer les diverses influences à l’œuvre dans le monde de la presse ainsi que les difficiles rapports de la journaliste avec ses supérieurs qui en découlent.
Vous avez appris par différents témoins que François Hollande avait demandé votre licenciement. Comment expliquez-vous qu’un chef d’État s’immisce dans la sphère professionnelle journalistique ?
Le problème ne se pose pas en ces termes. Rien de personnel en l’occurrence. J’ai été sacrifiée sur l’autel du cynisme par des dirigeants de L’Obs qui n’ont trouvé que ce moyen, pour les uns de sauver leur peau, pour les autres de rassurer l’Élysée. Nothing personal, je le répète. Au début de l’année 2016, le chef de l’État, aux abois et dans une situation préélectorale si désastreuse qu’elle devait le contraindre six mois plus tard à jeter l’éponge, a tout fait pour reprendre en mains « sa » presse. L’Obs au premier rang de celle-ci, car ce journal a toujours eu des relations de consanguinité avec le PS, et que ses fondateurs ont une proximité attestée avec « la gauche » hollando-valsiste qui incarne au fond leur propre dérive de longue période. Je pensais, moi, en tant que « numéro deux » du journal, que le moment était venu, afin que ce dernier retrouve une aura qu’il avait perdue, de couper ce cordon suicidaire avec un parti en plein effondrement, d’ouvrir la ligne, de cesser de servir d’organe à quelque propagande gouvernementale que ce soit. Cela m’a été fatal. L’un des actionnaires, qui était, alors, en discussion avec François Hollande, a utilisé mon éviction pour prouver sa bonne volonté. Le directeur de la rédaction a choisi d’endosser cette injustice majuscule pour sauver son poste. Rien de plus, si l’on peut dire, car les faits sont à la fois humainement lamentables et d’une extraordinaire gravité, y compris bien sûr pour ce titre de presse dont le pronostic vital est engagé désormais.
Actuellement, il se fait l’écho d’une tension entre rédactions et actionnaires. On entend les journalistes revendiquer leur indépendance. Mais selon vous, s’agit-il d’un combat pour l’indépendance de la presse ou pour survivre ?
C’est à la fois la survie des journaux qui est en jeu, et leur indépendance. Comment voulez-vous que des journalistes précarisés, exerçant au sein d’une presse vivant sous la double dépendance financière du CAC 40 et des aides de l’État, puissent exercer librement leur devoir d’informer ? C’est structurellement impossible, quelles que soient les vertus des uns et des autres. Le rapport de forces est trop défavorable désormais aux salariés des médias, sans compter le fait que le soulagement d’avoir encore un CDI anesthésie, chez certains, jusqu’au désir de lucidité. Or, chacun sait pourtant que sans information digne de ce nom, le suffrage universel est une dangereuse mascarade. C’est précisément l’un des problèmes de la présidentielle à venir, qui s’annonce comme la mère des batailles pour les géants du CAC 40 ayant fait main basse sur la presse. Ils ont un faible pour l’un des candidats, un ex-banquier Rothschild qui n’aura de cesse de se montrer compréhensif à leur égard… Je vous laisse deviner lequel.
Vous évoquez dans votre ouvrage les conseils que vous prodigue la femme d’un créateur de presse : « Si tu veux faire carrière, tu dois te rapprocher d’un grand capitaliste. Il faut que tu aies un protecteur au sommet, personne ne peut s’en passer ». Pensez-vous que ce conseil colle à la réalité ?
C’est pourtant la chose la plus commune du monde, et c’est loin d’être nouveau. Voyez les romans de Balzac ou de Maupassant. Tel éditorialiste fort connu doit aujourd’hui toute sa carrière au milliardaire François Pinault ou à Claude Perdriel – parfois aux deux. Tel autre vieux courtisan à Arnaud Lagardère, et désormais aussi à Vincent Bolloré. Pour d’autres, c’est une cour effrénée à Bernard-Henri Lévy, lui-même proche de François Pinault, qui les a portés un moment à la tête d’un titre. Chacun le sait, et ça ne choque personne. Au contraire, ça suscite un puissant désir d’imitation chez les Rastignac au petit pied qui sortent chaque année par fourgons entiers d’écoles de journalisme. Les noms changent, mais le mode d’ascension reste le même. Je ne pense pas que quiconque oserait contester sérieusement, par exemple, que c’est Xavier Niel qui choisit aujourd’hui le directeur du Monde. La chose la plus problématique c’est l’hypocrisie qui entoure tout ça. Comme si les patrons de rédaction naissaient dans les choux ou étaient apportés par des cigognes. La réalité c’est que nous sommes toujours plus loin, dans la presse française actuelle, des rêves d’indépendance par rapport aux puissances d’argent nés après la Seconde guerre mondiale.
Les grands titres de la presse écrite française affichent une tendance politique, une ligne éditoriale auxquelles les lecteurs adhèrent. Cependant, d’après vous, ces considérations pèsent peu quant à l’entre-soi et aux cercles d’amis existant dans les sphères de certains médias ?
Il est certain que les « chartes » des journaux, et autres pseudo-ceintures de chasteté qui interdisent aux actionnaires de se mêler des affaires rédactionnelles ne pèsent plus grand-chose aujourd’hui. Les journalistes de L’Obs ont parfaitement pu mesurer ce qu’il en était. L’un de ses actionnaires, Pierre Bergé, par ailleurs président de son conseil de surveillance, s’est vanté publiquement de s’asseoir sur les « motions de défiance » que la rédaction votait contre les dérives de la direction du journal. Il est tout de même amusant de se dire « de gauche » et de réaffirmer avec une telle brutalité les droits du propriétaire. Il est surtout consternant de ne sciemment tenir aucun compte de l’inquiétude exprimée massivement par les salariés d’une entreprise de presse, qui connaissent leur métier et sont attachés affectivement à leur titre, quand par ailleurs on se vante, comme le même actionnaire l’a fait un matin sur France Inter, de ne jamais ouvrir le journal que l’on possède.
Le site américain Careerstat, spécialiste en ressources humaines, a attribué en 2016 la palme du « pire métier du monde » au journalisme, selon des critères de perspectives de carrières, d’environnement, de stress et de salaire. Pourtant, ce métier continue à faire rêver. Qu’en pensez-vous ?
C’est un sujet d’étonnement en effet, pour moi, de voir que, tandis que les médias connaissent une tourmente historique et que les postes s’y raréfient comme peau de chagrin, toujours davantage d’écoles et de masters proposent des formations au journalisme. Il y a quelque chose d’assez irresponsable dans le fait d’envoyer ainsi des jeunes gens au casse-pipe, lorsqu’on sait dans quel état de déliquescence est le milieu. Cela montre toutefois le désir que ce métier inspire envers et contre tout. Il est certain qu’il y a peu d’activités où l’on peut ainsi rencontrer les autres, lire, combattre pour des idées, et que celui-ci en est un. Du moins en donne-t-il l’impression. Je crains toutefois qu’un esprit sincère n’aille au-devant de cruelles déceptions en le choisissant.
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