Se réveiller pendant une intervention chirurgicale est une expérience terrifiante – et redoutée – pour les patients… Mais également pour le personnel médical, qui craint toujours d’être responsable d’un tel événement avec toutes ses conséquences. On nomme ce type de phénomène un « réveil peropératoire durant l’anesthésie générale » (en anglais accidental awareness during a general anesthesia), défini comme un réveil inattendu du patient au cours d’une intervention chirurgicale.
Bien que l’origine du phénomène soit encore débattue, les chercheurs commencent à proposer des hypothèses sur ses causes. Par exemple, on sait que lorsque la profondeur de l’anesthésie générale, induite par la concentration d’anesthésique utilisée, n’est pas suffisante pour compenser les stimulations chirurgicales liées à l’opération en cours, il y a un risque de réveil. C’est pourquoi, tout au long de l’opération, l’anesthésiste surveille la concentration des produits injectés et travaille à maintenir la sédation à un niveau optimal.
Pour en suivre la profondeur, il peut faire appel à l’observation de deux types de paramètres chez le patient :
– Des caractères cliniques (fréquence cardiaque, pression artérielle, mouvements, sudation),
– Des motifs particuliers présents dans l’activité cérébrale du patient via le signal électroencéphalographique (EEG).
Pour l’anesthésiste, l’objectif est de maintenir, chez le patient endormi, une sorte d’équilibre complexe où la balance dynamique entre perte de conscience, perte de la sensation douloureuse et perte de mémoire est en harmonie. En effet, si l’anesthésie est trop légère, elle peut entraîner une reprise de conscience ou un mouvement durant l’opération – ce qui est très dangereux. Inversement, si l’on administre trop d’agents anesthésiques, cela augmente la probabilité de décès.
Dans le cas d’une anesthésie à risque (par exemple sur une personne âgée souffrant d’une pathologie cardiovasculaire), on aura tendance à sous-doser l’anesthésie générale pour éviter les effets secondaires et diminuer le risque. Et de façon générale, un surdosage peut augmenter les symptômes des nausées et vomissements postopératoires, retardant alors la sortie de l’hôpital du patient.
La frontière entre une anesthésie correctement dosée ou trop légère est au final souvent très mince… La faute principalement à l’hétérogénéité des patients (âge, poids, genre) et de leur réaction physiologique aux produits employés.
L’étude du réveil peropératoire apparaît donc aujourd’hui comme fondamentale. D’abord, car elle répond à un véritable besoin, et rentre dans le cadre de l’amélioration du suivi et de la qualité des soins voulu par le ministère de la Santé. Ensuite, car dans la mesure où aucune des techniques actuelles ne satisfait pleinement la détection de ce type de réveil, il est évident qu’un dispositif plus fiable serait bienvenu dans les hôpitaux.
Nos travaux, qui exploitent le potentiel des interfaces cerveau-ordinateur, permettent d’apporter des idées nouvelles dans ce domaine.
Incidence du réveil peropératoire
Le nombre de patients concernés par les réveils peropératoires n’est pas à prendre à la légère. Si l’incidence et l’occurrence de ce phénomène fait débat, il y a un consensus pour situer le nombre de réveils peropératoires entre 1 et 2% (dans les pratiques à haut risque). Ce pourcentage peut paraître faible, mais une partie des victimes n’a pas conscience de leur réveil et d’autres ne témoignent pas : elles ne sont donc pas comptabilisées, d’où une sous-évaluation de l’événement.
Compte tenu du nombre d’anesthésies générales entreprises chaque année, l’occurrence de cet incident est alarmante : sept millions sont approximativement réalisées par an en France, ce qui fait plus de 13.000 réveils potentiels. À l’échelle mondiale, ce sont des centaines de millions d’anesthésies générales qui sont effectuées chaque année. De quoi souligner à quel point de nouvelles solutions sont nécessaires…
Un phénomène qui plus est encore largement imprévisible puisqu’il n’existe pas d’hypothèse satisfaisante sur les facteurs biologiques qui pourraient augmenter le risque de réveil. Certains supposent une origine génétique, mais sans preuve concluante. Le plus probable étant qu’à un moment précis, il y a un sous-dosage en anesthésiant ou que les récepteurs cérébraux concernés sont moins sensibles aux produits utilisés.
Le syndrome post-traumatique lié au réveil peropératoire
Les conséquences néfastes d’un réveil peropératoire sont par contre bien établies. Une telle reprise de conscience peut provoquer une souffrance physique et/ou une réelle panique. Des patients ont ainsi reporté entendre le personnel médical commenter leur opération en cours, ressentir les incisions réalisées, une douleur extrême voire les mains du chirurgien en eux… Ce qui peut engendrer des séquelles psychologiques nommées troubles de stress post-traumatiques.
Ces syndromes peuvent durer plusieurs années et avoir un impact grave sur la vie de la victime. Parmi les nombreux effets connus sont notamment documentés dépression, troubles du sommeil et changements de personnalité, anxiété, insomnie, flashbacks, peur chronique ou encore pensées suicidaires. Ces séquelles psychologiques à long terme pourraient affecter près de 70% des patients ayant rapporté une reprise de conscience pendant leur opération.
Les réveils peropératoires génèrent également un niveau d’anxiété élevé chez les anesthésistes et figurent parmi les trois principales causes d’attaques légales des patients envers l’hôpital.
Peut-on détecter le réveil peropératoire ?
Le seul suivi des signes cliniques ne permet pas une détection suffisante du réveil, et ne permet donc pas de l’empêcher. Ils ne sont en effet que des témoins indirects de l’état cérébral des patients, pas assez fins pour toujours anticiper un réveil avant qu’il ne se produise.
De nouveaux index utilisant une partie du signal électro-encéphalographique (EEG) au niveau frontal (car il est facile et rapide d’y placer des électrodes) sont testés, comme le Bispectral Index (BIS, basée sur l’activité électrique dans le cerveau), le Patient State Index (PSI) ou l’Entropy. Bien que déjà utilisées en hôpital, ces approches n’ont pas clairement démontré leur supériorité par rapport à la surveillance clinique et leur fiabilité est parfois mise en doute par les anesthésistes eux-mêmes.
Aujourd’hui le problème peut se résumer de cette manière : aucun monitorage basé sur le signal de l’activité cérébrale n’est assez satisfaisant pour évaluer efficacement la profondeur d’une anesthésie générale et encore moins pour prévenir un réveil peropératoire. Il faut donc trouver de nouvelles solutions, c’est ce à quoi nous travaillons.
L’activité cérébrale motrice comme miroir de l’état de conscience du patient
Depuis plusieurs années, nous proposons d’étudier spécifiquement l’activité cérébrale motrice des patients pour empêcher ce type de réveil. Pourquoi ? Parce qu’il est désormais établi que la première réaction d’un patient en cours de réveil est de bouger pour alerter le personnel médical de sa situation terrifiante… Et c’est cette intention de mouvement que nous proposons de détecter.
« Je ne pouvais pas respirer, je ne pouvais pas bouger ou ouvrir mes yeux, ni même dire aux docteurs que je n’étais pas endormi… » (dans « Patient perspectives on intraoperative awareness with explicit recall », 2015)
Toutefois, lors de la majorité des interventions chirurgicales, le patient est « curarisé » : parmi les produits injectés, il reçoit du curare qui provoque un blocage neuromusculaire afin d’empêcher tout mouvement. Le patient se retrouve donc dans une situation complexe où il se réveille et tente de prévenir les anesthésistes en bougeant… mais sans pouvoir le faire.
Pour détecter cette tentative de mouvement, nous proposons d’utiliser les connaissances déjà bien établies dans le domaine des interfaces cerveau-ordinateur basées sur l’activité cérébrale motrice. En théorie, la détection d’une intention de mouvement par une telle interface est possible en analysant le signal EEG du cortex moteur. En effet, phase de préparation et exécution d’une intention de mouvement entraînent des variations de puissance dans les bandes alpha et bêta du signal EEG (présentes chez un sujet éveillé, de grandes amplitudes pour les premières, plus resserrées pour les secondes). Ces variations de puissances peuvent être détectées par une interface cerveau-ordinateur via l’EEG et renseigner directement sur l’état d’activation cérébrale du cortex moteur.
Une des grandes originalités de ce projet de recherche est d’exploiter ce phénomène pour mieux détecter les intentions de mouvement du patient au cours de son réveil peropératoire.
J’ai déjà démontré que la stimulation du nerf médian (pour la face antérieure de l’avant-bras et de la main) est une approche très prometteuse : en effet, elle induit également des changements de l’activité corticale visible dans le signal EEG et comparable à une intention de mouvement. Lorsqu’une intention de mouvement de la main et une stimulation du nerf médian sont couplées, la [signature cérébrale au niveau du cortex (dite ERD/ERS%) est amplifiée et peut être détectée par une interface cerveau-ordinateur] avec une grande fiabilité.
C’est ce phénomène que je compte utiliser pour faciliter la détection de la tentative de mouvement du patient. Il est même possible qu’elle puisse être plus généralement utilisée dans le domaine des BCI (Brain-Computer Interface, interface cerveau-ordinateur) pour améliorer la détection d’imaginations de mouvement, dans le cadre de la rééducation motrice après un accident vasculaire par exemple.
Afin de concevoir une interface cerveau-ordinateur qui permettrait de détecter les réveils peropératoires chez les patients, le projet BCI4IA (Brain-Computer Interface for Intraoperative Awareness) a été monté par un consortium interdisciplinaire spécifiquement créé (voir ci-dessous). Il vise trois objectifs majeurs :
– Étudier l’effet des anesthésiques sur le signal EEG du cortex moteur grâce à de nouvelles techniques de suivi du signal. Si détecter une intention de mouvement à l’aide d’une BCI est déjà possible, nous ne savons pas si l’effet inhibiteur des anesthésiants va perturber les signaux EEG observés. Ce manque de données doit être comblé.
– Réussir à détecter l’intention de mouvement du patient sans « marqueur temporel », c’est-à-dire pouvoir détecter sa signature neuronale dans le signal EEG sans savoir précisément quand le patient se réveillera.
– Réussir à mettre au point une interface cerveau-ordinateur capable de fonctionner dans un cadre clinique sans phase de calibration. Les interfaces actuelles requièrent une calibration préalable pour chaque sujet, car les caractéristiques de l’activité EEG sont très variables d’un sujet à l’autre. Or, dans le cadre de l’anesthésie d’un patient, il n’y aura pas à disposition de tels signaux EEG de référence individuels. Les méthodes classiques de BCI ne peuvent donc pas être utilisées ici.
De nombreuses perspectives
À l’heure où le nombre d’anesthésies générales réalisées chaque année augmente, le besoin d’une surveillance accrue des patients va rapidement se développer. Le protocole que nous développons n’a pas vocation à être utilisé seul mais à s’imbriquer dans un dispositif plus global, incorporant à la fois une surveillance des critères cliniques et des nouveaux indices cérébraux basés sur le signal électroencéphalographique pour le bénéfice de centaines de milliers de personnes.
Le chemin qui reste à parcourir est donc encore long mais nos travaux offrent de belles perspectives. Notre approche originale, consistant à étudier l’activité cérébrale motrice en particulier lors d’une stimulation du nerf médian comme preuve indirecte de l’état de conscience, pourrait réellement permettre une meilleure surveillance du patient lors de l’anesthésie générale.
C’est d’ailleurs de cette manière que l’étude du réveil peropératoire éclaire déjà l’une des grandes énigmes de notre temps : qu’est-ce que la conscience ? L’utilisation des anesthésiants offre en effet l’extraordinaire particularité de pouvoir la suspendre d’une manière réversible, ouvrant ainsi une nouvelle voie pour sa compréhension…
Un consortium interdisciplinaire rassemblé par Sébastien Rimbert associe désormais sur le sujet les domaines de l’apprentissage automatique, des neurosciences et de la pratique médicale d’anesthésie générale (LORIA à Nancy, Inria Bordeaux Sud-Ouest, Université Libre de Bruxelles, CHU Nancy-Brabois, CHU Brugmann). Le projet monté en commun (BCI4IA, « brain-computer interface for intraoperative awareness » porté par le Pr. Claude Meistelman) a récemment obtenu une bourse de financement de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) en France, de la fondation du CHU Brugmann et du Fonds Nationales de la Recherche Scientifique en Belgique. 700.000 euros de financements ont été accordés pour mener ces recherches.
Sébastien Rimbert, Inria Starting Faculty Position, Inria Bordeaux Sud-Ouest, Université Libre de Bruxelles, équipe LNMB, Inria
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?
Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.