Face à l’urgence climatique et aux problématiques de souveraineté et de sécurité d’approvisionnement électrique, le gouvernement d’Emmanuel Macron a fait le choix d’accélérer la relance et la modernisation du parc nucléaire national.
Depuis l’annonce, en février 2022, de la « renaissance du nucléaire français », avec la construction à partir de 2028 de six réacteurs « nouvelle génération » (type EPR 2), les décisions se multiplient. À l’image de ce projet de loi visant l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires et au fonctionnement des installations existantes.
Dans le cadre de ce projet, un nouvel amendement du gouvernement propose une réforme du système d’expertise et de contrôle de la sûreté nucléaire. Pour en comprendre les enjeux, il faut revenir sur la manière dont ce système s’est développé en France.
Un système d’expertise et de contrôle pour répondre aux défis du plan Messmer
C’est au cours des années 1970, durant le développement du programme nucléaire français de centrales EDF, qu’un système d’expertise et de contrôle de la sûreté nucléaire a été mis en place autour de trois acteurs : l’industriel ; un petit service du ministère de l’Industrie créé en 1973 pour contrôler la sûreté nucléaire ; l’IPSN (l’Institut de protection et de sûreté nucléaire), un institut émanant du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et chargé de l’expertise et de la recherche, créé en 1976.
Bien que les centrales soient de technologie américaine, le modèle d’expertise et de contrôle en vigueur outre-Atlantique est considéré comme trop dirigiste et réglementaire pour être transféré. On préfère alors conserver une approche historique, plus souple et moins réglementaire permettant la convergence des positions entre les spécialistes des différents organismes par l’échange direct, ce que les protagonistes nomment le « dialogue technique ». Les enjeux économiques et industriels s’entremêlent ici avec les aspects techniques et scientifiques.
Ce système se montre efficace pour suivre la cadence imposée par la construction à marche forcée du parc électronucléaire français ; il se trouve même conforté après l’accident nucléaire de Three Mile Island, survenu en 1979 aux États-Unis, dont le lien est établi avec l’approche trop réglementaire de l’autorité de sûreté américaine aux dépens d’une expertise plus technique.
Après Tchernobyl, restaurer la confiance
Au contraire, l’accident de Tchernobyl (1986), et en particulier l’affaire très médiatisée du « nuage radioactif », écorne l’image du nucléaire et celle du système de contrôle et d’expertise français.
En réponse, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) propose la création d’une agence nationale de sécurité et d’information nucléaire, indépendante des pouvoirs publics, pour surveiller et réglementer les installations et assurer la communication auprès du public. Cette idée n’est pas directement reprise, mais actionne néanmoins une mutation progressive du système.
En 1998, le député et membre de l’OPECST Jean-Yves le Déaut rédige, à la demande du nouveau premier ministre Lionel Jospin, un rapport intitulé « Le système français de radioprotection, de contrôle et de sécurité nucléaire : la longue marche vers l’indépendance et la transparence ». Il préconise alors la création d’un expert public complètement indépendant du CEA et une autorité de sûreté forte et indépendante du gouvernement. Ce rapport précise également que « construire un lien organique trop fort entre l’autorité de sûreté et le pôle d’expertise reviendrait à limiter la capacité d’expression du pôle d’expertise ».
La création en 2002 d’un établissement public d’expertise (l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, IRSN), comprenant 1800 experts et chercheurs dans tous les domaines liés à la sûreté nucléaire et la radioprotection et, en 2006, d’une autorité administrative indépendante en charge de contrôle, forte de plus de 500 agents, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), parachève ce processus visant à restaurer la confiance du public dans le contrôle et l’expertise du nucléaire.
À la fin des années 2000, au moment où la France envisage une relance du nucléaire, le système d’expertise et de contrôle apparaît, pour certains, inadapté. Un rapport sur l’avenir de la filière nucléaire commandé par le président Nicolas Sarkozy à François Roussely, ancien dirigeant d’EDF, pointe les « excès de zèle » de l’ASN. De même, le rapport préconise que l’IRSN assure désormais la diffusion et la promotion des règles et normes de sûreté françaises pour favoriser les exploitants français à l’export.
L’accident de Fukushima Daiichi, survenu en mars 2011, met provisoirement un terme à ces volontés de rapprocher un peu plus sûreté nucléaire et enjeux industriels. Le système français est alors régulièrement érigé en modèle par les instances internationales face aux risques de collusion entre contrôleur et contrôlé identifiée comme une cause profonde de l’accident survenu au Japon.
La nouvelle réforme, une rupture historique
Aujourd’hui, alors que le spectre de Fukushima s’éloigne et que le gouvernement a annoncé vouloir relancer le programme nucléaire, une proposition de réforme du système d’expertise et de contrôle a été brusquement mise sur la table, par le biais d’un simple communiqué de presse du ministère de la Transition écologique. Celle-ci propose en particulier l’intégration de l’IRSN dans une « super ASN » qui disposerait ainsi du double rôle d’expert et de décideur en matière de sûreté.
L’un des objectifs annoncés de la réforme est de « consacrer l’indépendance et la transparence du système de sûreté nucléaire français », en transférant l’IRSN vers l’ASN, une Autorité administrative indépendante, considérée comme objectivement plus indépendante, car non soumise à des tutelles ministérielles.
Le gouvernement présente ainsi son projet comme une évolution naturelle du système existant. Une analyse historique montre pourtant qu’il s’agit plutôt d’une rupture, à la fois sur la forme – le projet n’a jamais été discuté en amont par des organismes tels que l’OPECST – et sur le fond – le système actuel ayant été conçu en réponse à une crise de confiance dans le nucléaire qui s’est depuis notablement atténuée.
Plus d’indépendance, mais quelle indépendance ?
En outre, la réforme repose sur une définition restrictive de la notion d’indépendance, comme résultant d’un simple statut institutionnel. De nombreux travaux de l’Agence internationale de l’énergie atomique, de l’OCDE ou des synthèses de travaux de recherche ont montré que la notion d’indépendance possède, au contraire, de multiples dimensions (fonctionnelle, organique, factuelle…).
Comme le rappelle un rapport de l’office parlementaire d’évaluation de la législation de 2004 sur les Autorités administratives indépendantes « l’indépendance est un état d’esprit, et un état d’esprit ne se décrète pas ». En ce sens, l’indépendance n’est jamais définitivement acquise et il faut toujours composer avec le risque de capture de l’expertise et du contrôle par des enjeux politiques, industriels ou économiques. De ce point de vue, la proximité accrue de l’expertise et de la décision au sein d’une « super ASN », mettra à rude épreuve l’indépendance de l’expertise.
Critiques et non-dits comme fondements de la réforme ?
Un autre objectif annoncé de la réforme, tirée de la comparaison avec d’autres systèmes de contrôle qui intègrent dans un même organisme expertise et décision, vise à « fluidifier le processus de décision et de gagner en coordination » pour « renforcer les compétences et la puissance d’action de l’ASN ».
Bien que le gouvernement explique que le système actuel fonctionne et n’est pas en cause, cette réforme fait écho à des critiques envers l’IRSN et l’ASN, sujets souvent tabous dans le domaine nucléaire, qui ont été exposées publiquement ces dernières années.
Le constat d’une relation de pouvoir compliquée entre les deux organismes, voire d’une compétition médiatique, a été mis en avant par Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique du CEA et Claude Le Bris, qui pointent également le fonctionnement trop « juridique » et peu adapté aux contraintes industrielles de l’ASN.
De manière beaucoup plus directe, l’association Patrimoine nucléaire et climat (PNC) parle ouvertement des dérives de l’IRSN qui polluent le processus « instruction-expertise-décision », en rendant publics ses avis avant les décisions de l’ASN. L’expertise de l’IRSN constituerait alors une sorte de prédécision contraignant fortement la marge de manœuvre de l’ASN.
Prendre la mesure des risques posés par cette réforme
En définitive, il nous paraît clair que cette réforme transcrit une volonté de mieux concilier l’organisation de l’expertise et du contrôle de la sûreté avec les nouveaux enjeux industriels (construction de nouveaux réacteurs nucléaires et prolongation de la durée de fonctionnement des réacteurs en service).
Cette volonté provenant des milieux politiques et industriels pour une sûreté nucléaire plus fluide et plus en adéquation avec les enjeux industriels devrait selon nous être mieux explicitée et, surtout, assumée.
Dans un contexte de forts enjeux industriels et dans un monde en crise, une telle réforme ne représente pas seulement une rupture organisationnelle : au sein d’un système aux composants interdépendants, les évolutions organisationnelles ne vont pas sans modifier les règles, les pratiques, les relations entre les acteurs de la sûreté nucléaire et même la philosophie globale de l’expertise et du contrôle. De plus, de Three Mile Island à Fukushima, en passant par Tchernobyl, le fonctionnement du système de contrôle et d’expertise apparaît comme une des causes des grands accidents nucléaires.
Réaliser une évaluation complète des opportunités et risques potentiels paraît être une entreprise préalable indispensable au lancement d’une réforme impactant potentiellement la stabilité du système, la sûreté nucléaire et, au final, la crédibilité du nouveau programme nucléaire.
Article écrit par Michaël Mangeon, Chercheur associé EVS-RIVES ENTPE, enseignant vacataire Paris Nanterre, consultant, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Mathias Roger, Chercheur en histoire et sociologie des sciences et des techniques, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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