ENTRETIEN – Le géopolitologue, historien des institutions et des idées politiques Philippe Fabry analyse la situation sur le front ukrainien et le possible envoi d’instructeurs militaires français pour prêter main-forte à Kyiv. Il revient également dans cet entretien sur l’invitation de Volodymyr Zelensky aux cérémonies du 80e anniversaire du débarquement des Alliés en Normandie.
Epoch Times – Philippe Fabry, comment jugeriez-vous la situation actuelle sur le front ukrainien ?
Philippe Fabry – On a eu l’impression d’assister à une accélération brutale du conflit avec la nouvelle attaque russe en direction de Kharkiv, mais les Ukrainiens ont pu bloquer les soldats du Kremlin en déplaçant des troupes qui se trouvaient sur le front dans le Donbass. Le front s’est donc relativement stabilisé et les soldats ukrainiens ont réussi à établir une supériorité numérique. Ils ont presque deux ou trois fois plus d’hommes que les Russes dans la région de Kharkiv.
En outre, cela n’a pas eu l’effet escompté sur les Russes dans le Donbass puisqu’ils parviennent quand même à maintenir une vitesse d’avancée. Au départ, leur progression était plus lente ; elle était passée en six mois de 2 kilomètres carrés par jour à quatre. Aujourd’hui, on est dans une progression d’environ six ou huit kilomètres selon les jours. Il y a une accélération continuelle de la vitesse de grignotage du territoire et il semble que pour les Russes, le Donbass reste la priorité. Il y a un côté bête et méchant dans la stratégie de Vladimir Poutine ; il veut d’abord conquérir ce qu’il a annexé pour que cela ait un sens politiquement.
Je crois que la stabilisation du front autour de Kharkiv a tendance à fausser les impressions. On imagine finalement que la situation est meilleure pour les Ukrainiens alors qu’elle est quand même pire qu’il y a deux mois.
Au cours d’une interview mercredi, Vladimir Poutine a menacé de livrer des armes à des pays hostiles à l’Occident si l’Occident autorise l’Ukraine à frapper le territoire russe avec des missiles de longue portée. La Russie craint-elle le potentiel envoi d’instructeurs militaires français en Ukraine ?
Tout ce qui permet de faire durer la guerre et aider l’Ukraine à résister inquiète les Russes parce qu’ils savent qu’il y a le danger d’arriver à une confrontation directe. Le possible envoi d’instructeurs français permet cependant au Kremlin de maintenir sa guerre informationnelle sur les sociétés occidentales. Pour lui, c’est un volet très important de la guerre puisqu’il peut jouer sur le ressort psychologique qui fonctionne bien depuis le début du conflit. Souvenez-vous que l’un des éléments qui a bridé l’action des Occidentaux en Ukraine, c’est bien la peur de l’escalade.
Chaque fois qu’il y a une idée comme celle de l’envoi instructeurs qui est évoquée, ils jouent là-dessus pour susciter un maximum d’inquiétudes dans nos sociétés et que les gens se disent finalement qu’il ne faudrait pas aller trop loin. Cela fonctionne avec certains de nos politiciens, et pas seulement au Rassemblement national. Certaines personnalités issues de la droite modérée à l’instar de Nicolas Sarkozy ou de l’ancien secrétaire d’État chargé des Affaires européennes, Pierre Lellouche nous ont expliqué que le risque d’escalade est dangereux.
Il y a donc une offensive médiatique de gens qui tiennent des propos de la sorte et Moscou joue énormément dessus.
Les Russes sont aussi inquiets par le fait que des missiles puissent tomber sur leur territoire. Cela obligerait Vladimir Poutine à l’expliquer à sa population, ce qu’il n’a pas tellement envie de faire.
L’envoi d’instructeurs militaires français constituerait-il un atout majeur pour les Ukrainiens ? Des soldats de Kiev sont déjà formés en France.
Ce qui inquiète vraisemblablement les Russes, ce n’est pas uniquement l’envoi de formateurs français en soi, mais l’idée que cela puisse créer une sorte d’appel d’air comme à l’époque des véhicules blindés AMX-10 RC et des discussions sur l’envoi des chars. La crainte de Vladimir Poutine, c’est que cela incite une partie des pays européens à franchir le pas et à envoyer à leur tour des instructeurs. S’il y a des instructeurs, l’envoi de troupes combattantes – un jour ou l’autre – serait encore plus probable. Les Russes veulent avoir la fenêtre d’action le plus large possible avec le minimum d’interventions occidentales.
Cette fenêtre a commencé à se refermer d’une certaine manière avec l’annonce de l’aide américaine. Et là, cela se poursuit sur d’autres choses, alors que les Russes ont pensé qu’ils avaient le champ libre depuis l’échec de la contre-offensive ukrainienne.
Le 1er juin, des cercueils recouverts du drapeau français étaient déposés au pied de la tour Eiffel. Les auteurs ont été soupçonnés d’être proches de Moscou. Lundi soir, un individu russo-ukrainien de 26 ans en possession d’engins explosifs a été arrêté puis placé en garde à vue. La DGSI s’est saisie du dossier. Il s’agirait d’un ex-soldat ayant combattu deux ans dans l’armée russe. Est-ce la preuve que le Kremlin intensifie ses actions hostiles contre la France ?
Moscou agit très clairement contre la France, mais aussi contre d’autres pays. Des actes de sabotage ont déjà été identifiés dans divers pays européens, des entrepôts où était stocké du matériel à destination de l’Ukraine ont brûlé etc.
De manière générale, l’Europe risque de devenir le théâtre de frappes ou d’attaques de ce genre, notamment parce que Vladimir Poutine considère l’Europe comme la base arrière de l’Ukraine au sens militaire du terme. Pour lui, cela revient à répondre aux frappes et aux mesures de sabotage ukrainiennes sur les installations russes.
Nous avons célébré les 80 ans du débarquement des Alliés sur les plages normandes. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky était invité, pas Vladimir Poutine. Comprenez-vous que la Russie n’ait pas été conviée aux cérémonies ?
Je le comprends tout à fait dans la mesure où il ne s’agit pas d’une cérémonie triomphale des vainqueurs, mais de commémorations en mémoire de ceux qui se sont sacrifiés. L’idée est aussi de rappeler l’épreuve qu’a été la guerre pour l’Europe. C’est d’ailleurs à ce titre, que sont conviés à ces cérémonies, aussi bien les vainqueurs que les vaincus.
Les Russes soulignent en permanence leur rôle dans la victoire sur l’Allemagne nazie, mais ce n’est pas le sujet. Encore une fois, ces commémorations sont là pour rappeler que nous avons vécu une guerre dévastatrice en termes de nombre de morts, et que cela ne se reproduise pas. Or, nous reprochons à la Russie d’avoir décidé que cela se reproduirait, c’est-à-dire qu’il y aura, à nouveau, une guerre de même ampleur. Ce qui est en parfaite contradiction avec la symbolique morale de ces célébrations.
Moscou a beau jeu d’expliquer que c’est du révisionnisme historique, mais la question n’est pas du tout là. Nous reprochons aux Russes de trahir ce que représentent ces cérémonies et la volonté de bonne entente d’ordre international qui a été fondée sur le droit et qu’ils ont violé.
Ces commémorations, ne révèlent-elles pas une forme de ressemblance entre la guerre en Ukraine et la Seconde Guerre mondiale ? Il y a d’un côté les démocraties et de l’autre les régimes autoritaires
Oui, cette opposition est à prendre en compte, mais j’irais quand même au-delà puisque ce qui caractérise les démocraties, c’est surtout une certaine vision des rapports internationaux, liée au droit. L’idée étant que l’ordre international démocratique portée par définition par les démocraties, reconnaît les droits des États, qu’ils soient grands ou petits, de la même manière qu’à l’intérieur d’elle-même, les démocraties reconnaissent les droits individuels.
Les démocraties s’opposent à une espèce de société hiérarchisée ou féodale à l’échelle mondiale où il y aurait uniquement des liens de vassalité. Il peut en exister, évidemment, on le sait tous, mais au fond, juridiquement, il y a une égalité et cela passe par un certain nombre d’exigences de base de non-agression, de respect des frontières etc.
Nous ne reprochons pas tant à la Chine ou à la Russie leur régime interne que leur comportement impérialiste et leurs violations des droits des États voisins, c’est-à-dire respecter les fondamentaux du droit international. Il existe plusieurs pays dont le régime pourrait être considéré comme choquant comme l’Arabie Saoudite, mais nous ne leur reprochons rien parce qu’ils ont l’intelligence de ne pas se comporter de manière impérialiste avec les États frontaliers.
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