L’actuel président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius s’est récemment prononcé sur le statut des anciens présidents de la République en déclarant qu’ils ne devraient plus avoir le droit de siéger au Conseil aux côtés des membres nommés. Il est vrai que l’institution a été plusieurs fois réformée depuis 1958. Elle exerce désormais les fonctions d’une véritable juridiction constitutionnelle, consistant pour l’essentiel à contrôler la constitutionnalité des lois.
Attribuer le rôle de juge constitutionnel aux anciens chefs de l’État toute leur vie durant constitue une bizarrerie française qui fait contre elle l’unanimité des constitutionnalistes.
Pour autant, la protection qu’elle pourrait un jour incarner n’est jamais évoquée, comme si on refusait d’imaginer un courant hostile à l’État de droit remporter les élections pour mener ensuite une politique attentatoire aux droits et libertés.
Une victoire à la présidentielle et aux législatives est pourtant susceptible de permettre à une famille politique aux convictions liberticides de composer la majorité au Conseil, et de créer à travers elle les conditions d’un bouleversement de l’État de droit.
La composition politique du Conseil constitutionnel
Lors d’un quinquennat, le chef de l’État et les présidents des assemblées parlementaires nomment chacun jusqu’à deux des membres du Conseil, par des choix souvent très politiques. Actuellement, le Conseil accueille par exemple en son sein Laurent Fabius et Alain Juppé, anciens premiers ministres ; Laurent Piller, ex-sénateur ; et Jacqueline Gourault, ancienne ministre.
Comprenant neuf membres nommés, le renouvellement de l’institution se fait par tiers tous les trois ans. Le décès d’un de ses membres ou la démission peut offrir aux autorités de nomination des possibilités supplémentaires dans la composition du Conseil.
Les mandats des présidents Sarkozy, Hollande et Macron n’ont pas remis en cause les fondements ni la structure de l’État de droit. Faute d’une réforme profonde de l’institution, les voir tous les trois siéger au Conseil constitutionnel pourrait constituer un rempart pour les droits et libertés fondamentaux si une majorité hostile aux principes de l’État de droit se dessinait parmi les membres nommés.
Un droit de siéger à vie au Conseil constitutionnel
Cette étrangeté française prend origine à la fin de la IVe République, écourtée en 1958 pour repenser l’organisation des pouvoirs. Le constituant fit alors une place institutionnelle aux anciens présidents de la IVe. Dès 1962, René Coty mourut cependant, et Vincent Auriol se retira du Conseil.
À l’époque, l’institution servait surtout à vérifier que le Parlement n’empiète pas dans le champ de compétence du Gouvernement. C’est à partir des années 1970, que le Conseil est devenu gardien du texte constitutionnel face aux lois contraires aux libertés. Par exemple, en 2010 le Conseil a pu exiger du Parlement qu’il prévoie dans la loi l’intervention effective d’un avocat pour veiller au respect des droits des personnes placées en garde à vue.
Ce n’est qu’en 2004, lorsque Giscard abandonna la vie politique, et trois ans plus tard quand Chirac quitta l’Élysée, que l’incongruité française prit corps. Avant eux, de Gaulle et Mitterrand avaient refusé d’y siéger et moururent très vite après le terme de leur dernier mandat. Pompidou décéda, lui, avant d’achever le sien.
L’« exception française de trop »
La présence des anciens présidents au Conseil a posé des difficultés. Leur participation à l’examen d’un texte adopté sous leur présidence a été évitée par le jeu des règles de déport, permettant aux membres du Conseil de ne pas siéger lorsqu’ils estiment que les circonstances l’exigent notamment au regard de l’indépendance qu’ils doivent avoir pour contrôler les textes soumis au Conseil. Nicolas Sarkozy s’était par exemple déporté en 2012 lors de l’examen d’un traité qu’il avait négocié en tant que chef de l’État.
À l’occasion du procès des emplois fictifs de la ville de Paris pour lequel Jacques Chirac était jugé, en 2011, la Cour de cassation n’a pas transmis au Conseil la question prioritaire de constitutionnalité qui aurait pu enrayer le système, faute du nombre suffisant de juges constitutionnels pour siéger. Une transmission aurait pu conduire en effet au déport de la plupart des membres du Conseil à cause de leurs liens politiques avec Jacques Chirac.
En 2013, Nicolas Sarkozy a claqué la porte du Conseil suite au rejet de ses comptes de campagne, revendiquant un droit à la démission que la Constitution lui déniait.
Après une tentative avortée de son prédécesseur en 2013, la réforme amorcée cinq ans plus tard par le président Macron n’est pas non plus allée à son terme. Toutes deux visaient à rayer d’un trait de plume ce que Robert Badinter nomme l’« exception française de trop ». Depuis le décès de VGE en 2020, François Hollande ne s’y étant jamais aventuré, plus aucun ancien président n’a revêtu le costume de juge constitutionnel. La pratique a semblé pouvoir se consumer d’elle-même.
Un bousculement suscité par le revirement américain sur le droit à l’avortement
Et soudain, dans la chaleur de l’été 2022, les vents ont poussé jusqu’en France l’écho d’une Cour suprême américaine brusquement hostile à certains droits et libertés. Un changement dans la composition de la Cour a conduit à un revirement retentissant. L’interprétation de la Constitution américaine a été bousculée sous l’influence d’une nouvelle majorité conservatrice au sein de la Cour, imposant aux Américaines sa vision restrictive du droit à l’avortement. L’avertissement est de taille et rappelle que les droits et libertés ne sont pas un acquis éternel.
Une brèche s’est alors ouverte dans le marbre de nos certitudes. Et si la France connaissait un jour un destin similaire ? Le coup de semonce conservateur porté outre-Atlantique rappelle la fragilité du droit à l’avortement, déclaré conforme à la Constitution française par le Conseil, sur le fondement de la liberté des femmes, déduite de l’article 2 de la DDHC.
Le débat se focalise sur son inscription dans la Constitution pour empêcher une loi de l’abroger. Et si le risque venait aussi du pouvoir d’interprétation du juge constitutionnel ?
La crainte se propage à tous les droits et libertés, en premier lieu celui de mener une vie familiale normale dont la valeur constitutionnelle a été reconnue par le Conseil en 1993, ou le mariage pour tous, qu’il a déclaré conforme à la Constitution en 2013. Les conditions du référendum pourraient aussi être malmenées pour faciliter son détournement plébiscitaire. Comme rien n’est prévu pour éviter à la juridiction constitutionnelle une mue liberticide, certains revirements pourraient rompre la continuité constitutionnelle de la France.
Prévoir le risque d’une majorité liberticide au Conseil constitutionnel
Ainsi, la présence au Conseil d’anciens présidents fidèles aux fondements de l’État de droit pourrait les conduire à faire le contrepoids d’une majorité de membres nommés hostiles aux libertés. Aux États-Unis cet été, c’est bien une majorité de membres nommés qui a décidé de revenir sur l’arrêt Roe v Wade.
Même constitutionnels, les droits et libertés peuvent faire l’objet d’une interprétation restrictive. La proposition de loi constitutionnelle adoptée à l’Assemblée prévoit d’introduire dans la Constitution un nouvel article 66-2, qui disposerait : « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ».
Proscrire la privation d’un droit n’élude pas le risque de sa limitation. Un Conseil composé de membres hostiles à l’avortement pourrait valider une loi qui en compliquerait l’exercice, en restreignant à l’excès les délais ou en compliquant les modalités de l’avortement, par exemple en obligeant les femmes à écouter battre le cœur du fœtus à l’instar de la loi hongroise.
Aucune condition matérielle n’encadre le choix des personnalités appelées à siéger au Conseil. Les procédures parlementaires minimalistes encadrant ces nominations n’entravent pas les choix occasionnés. Jusqu’à présent, le risque liberticide s’est tenu éloigné du Conseil, mais jusqu’à quand ?
L’inscription des droits et libertés dans la Constitution reste insuffisante pour en garantir une effectivité pérenne. Réformer le Conseil est nécessaire ; cela implique d’en changer la composition en profondeur. La demi-mesure qui ne viserait que les membres de droit pourrait, elle, s’avérer préjudiciable.
Si une vague liberticide submergeait nos institutions, la présence des anciens présidents au Conseil laisserait au peuple un répit de quelques années, le temps de recouvrer la raison constitutionnelle, ou de confirmer aux élections suivantes sa volonté de renier l’État de droit, en retournant contre lui les institutions censées le protéger.
Nicolas Pauthe, Docteur en droit public, enseignant-chercheur post-doctorant, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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