Les systèmes de santé de nombreux pays européens sont en difficulté. Au Royaume-Uni, le manque de moyens pour le National Health Service (NHS) est criant depuis des années. En Espagne, des manifestations d’ampleur à la fin de l’année dernière demandaient de meilleures conditions de travail pour les soignants. En Italie ou en Allemagne, la crise de recrutement des soignants prend des proportions inquiétantes. Au Québec, des voix s’élèvent pour repenser en profondeur le système de santé.
La France, elle aussi, vit au rythme des crises de son système de santé. Elles ont précédé la pandémie de SARS-Cov-2, et reviennent régulièrement sur le devant de la scène. Cette fragilité, qui touche tous les secteurs, de l’hôpital au médico-social en passant par le secteur libéral. Quelles sont les raisons de cette situation de crise permanente ?
Le système de santé français
Les systèmes de santé qui ont été mis en place dans les pays occidentaux après la Seconde Guerre mondiale pouvaient à l’origine être classés en trois catégories : les systèmes nationaux de santé (pays scandinaves, Royaume-Uni, Italie, Espagne…), les systèmes de santé basés sur l’assurance-maladie (France, Allemagne, Pays-Bas…), et les systèmes de santé libéraux (États-Unis, Suisse).
Le système français s’est construit selon les principes de la seconde catégorie : l’offre de services de santé est en partie publique (majeure partie du système hospitalier notamment), en partie privée, et financée dans une large proportion par des cotisations sociales. Son fonctionnement repose sur l’articulation de différentes structures, qui assurent des niveaux d’attention aux personnes peu coordonnés entre eux : les soins « de ville » (notamment assurés par les professionnels libéraux, mais pas uniquement), l’accueil dans les établissements de santé, et les dispositifs d’accueil et de soutien médico-social et social (publics « fragiles », âgés ou porteurs de handicaps). Dans ce système, chaque patient peut en théorie choisir son médecin, généraliste ou spécialiste, et son établissement de santé.
Basé sur des principes d’universalité, d’égalité, d’accessibilité et de qualité, ce système est aujourd’hui en crise, même si c’est en France que le reste à charge des ménages est encore, en moyenne, le plus faible des pays de l’OCDE après le Luxembourg (8.9% de la dépense courante, en incluant la part des complémentaires).
Les difficultés de l’hôpital public sont sous le feu des projecteurs, mais les autres secteurs ne sont pas épargnés, comme le souligne la récente grève des médecins libéraux et l’impasse de la négociation conventionnelle.
Une crise systémique
En France, l’espérance de vie sans incapacité à la naissance continue à évoluer de façon positive : elle était estimée en 2021 à 67 ans chez les femmes et 65,6 ans chez les hommes. Ce chiffre, qui se situe juste au niveau de la moyenne des pays européens, ne doit cependant pas être utilisé pour éviter de s’interroger sur la fragilité de notre système de santé.
En effet, certains indicateurs de l’état de santé sont préoccupants : taux de mortalité infantile en hausse, évolution préoccupante du surpoids et de l’obésité (notamment en fonction des conditions sociales), taux de vaccination contre le papillomavirus faible, signant un déficit en prévention médicale, évolution préoccupante du surpoids et de l’obésité, toutes ces données accentuées par de fortes inégalités sociales.
Dans son avis n° 140, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) souligne d’ailleurs que la situation tendue de l’hôpital public est « le symptôme le plus saillant de la crise du système de soin ».
Mais l’hôpital n’est pas le seul secteur concerné. Le problème des « déserts médicaux » vient rappeler que l’organisation des soins dits « primaires », c’est-à-dire permettant le premier contact avec le patient, laisse une partie de la population sans solution d’accès aux services.
Une des conséquences, en France comme dans de nombreux pays, est que les urgences hospitalières deviennent de plus en plus le premier recours, ce qui contribue à l’engorgement de ces structures, dont certaines se retrouvent par ailleurs contraintes de fermer la nuit, faute de personnels.
Enfin, le scandale Orpea, révélé suite à la parution, le 24 janvier 2022, du livre-enquête Les Fossoyeurs, du journaliste Victor Castanet, démontre que la question du vieillissement et de l’accompagnement des dépendances est loin d’être réglée dans notre pays. S’interroger sur la capacité de notre société à accompagner dignement les personnes les plus fragiles, les plus vulnérables passe non seulement par la valorisation et la reconnaissance des personnels qui travaillent auprès de ces publics, mais aussi par une réflexion sur le type de structures et services à développer et leur mode de financement.
Les raisons de cette situation dégradée, qui peut être qualifiée d’endémique, sont connues. Elles ne sont pas spécifiques à la France et se retrouvent dans toutes les sociétés, dans tous les pays.
Trois raisons majeures à l’évolution des besoins de santé
La crise du système de santé français est liée tout d’abord à une forte évolution des besoins de santé, caractérisée par trois éléments majeurs.
Deux d’entre eux sont connus depuis des décennies : la progression régulière des maladies chroniques (maladies cardiovasculaires, diabète, cancers, maladies neurodégénératives…) et le vieillissement de la population.
Ces deux facteurs modifient en effet le profil des patients, et demandent des approches plus transversales et globales. Ainsi, près de 4 millions de personnes vivent aujourd’hui avec un cancer dans notre pays. Il faut non seulement que le diagnostic soit le plus précoce possible, mais aussi que les patients bénéficient des meilleurs traitements pendant l’ensemble de leur parcours. Il faut aussi, pour pouvoir vivre avec cette maladie, garder une vie sociale ainsi qu’une inscription professionnelle.
Un troisième élément a un impact sur l’évolution des besoins de santé comme nous l’a brutalement rappelé la pandémie de Covid-19 : c’est le fait que nous sommes et resterons confrontés à notre environnement. Notre écosystème continuera à avoir un impact sur la santé des populations, que ce soit par la survenue d’épidémies, ou par les conséquences des évolutions de notre planète, en premier lieu les effets du changement climatique. Or, nos systèmes de soins et de santé publique ne sont pas prêts à prévenir et absorber de tels chocs dont la fréquence et la gravité risquent selon toute vraisemblance d’augmenter.
En outre, en regard de cette évolution des besoins, des changements dans la nature et le niveau des ressources professionnelles et dans les modes d’exercice sont en cours.
La question des ressources humaines
La France, comme de nombreux pays, fait face à une pénurie de professionnels de santé. Ce déficit se double d’un manque d’attractivité de ces professions. La récente alerte sur l’effondrement des effectifs d’étudiants en pharmacie en est une illustration
Ce manque d’attractivité se retrouve également dans les fonctions d’encadrement et de management, comme le révèlent les statistiques de l’École des hautes Études en Santé publique. Ainsi, depuis plusieurs années, un pourcentage non négligeable de postes offerts pour les élèves directeurs d’établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux, directeurs de soins, attachés d’administration hospitalière ou inspecteurs de l’action sanitaire et sociale ne sont pas pourvus.
Par ailleurs, les modes d’exercice évoluent eux aussi fortement. Les jeunes professionnels ne souhaitent plus s’installer de manière isolée, et sont en demande d’une grande souplesse dans leur carrière. Ils et elles privilégient les exercices collectifs pluriprofessionnels, comme les maisons de santé pluriprofessionnelles, en pleine expansion (leur nombre a plus que doublé entre 2017 et 2022, avec 2251 maisons de santé au 31 décembre 2022) ou les centres de santé. Ils souhaitent concilier vie professionnelle et vie personnelle, et sont prêts à utiliser les avancées des nouvelles technologies. Mais avant tout, ils et elles demandent à retrouver du sens dans leur engagement professionnel.
Un décloisonnement à améliorer
Le cloisonnement des structures et l’organisation en silos sont une constante de nos systèmes de santé. Construits sur le paradigme dominant de l’hospitalo-centrisme au sortir de la 2e Guerre mondiale, ils n’ont, pour bon nombre d’entre eux, que peu évolué dans leurs fondements.
Ce modèle qui se reflète dans les types de recrutement des professionnels autant que dans les modes de financement. D’une part, les recrutements sont liés à une structure et deviennent de plus en plus spécialisés, chaque exercice se trouvant ainsi isolé. D’autre part les modes de financement privilégient l’activité (tarification à l’activité pour l’hôpital, à l’acte pour le libéral) et non la continuité des services à la personne. Cette situation ne favorise pas la nécessaire coordination des interventions autour de la personne malade ou fragilisée, malgré les nombreux dispositifs empilés pour lutter contre ce cloisonnement.
Pourtant des initiatives montrant des effets positifs en termes de décloisonnement existent. C’est par exemple le cas du paiement en équipe de professionnels de santé en ville (PEPS), qui consiste à mettre en place, pour des médecins généralistes et infirmiers exerçant dans une structure de ville (maisons ou centres de santé par exemple), une rémunération forfaitaire collective à la place du paiement à l’acte. Mais ces dispositifs restent expérimentaux et se diffusent peu.
Des nouvelles technologies dont l’impact reste à évaluer
Les nouvelles technologies sont souvent présentées comme une solution pour alléger la charge qui pèse sur le système de santé.
Elles pourraient certes permettre de mieux répondre aux besoins des personnes, sans aggraver les inégalités sociales et géographiques d’accès aux soins (grâce à la téléconsultation par exemple). Ou être utilisées pour améliorer le quotidien des patients (prothèses pour certains patients dépendants, nouveaux traitements…), des soignants (exosquelettes pour les assister dans les gestes les plus pénibles…). Des évolutions majeures sont anticipées dans certaines spécialités (robots chirurgicaux, amélioration des diagnostics grâce à l’intelligence artificielle…). Le secteur biomédical est également concerné, avec la mise au point de nouvelles stratégies de développement des médicaments, ciblant des produits « de niche », personnalisés (mais très onéreux…).
Enfin, les nouvelles technologies contribuent aussi au développement d’outils de prévention individuelle, par la mise sur le marché de nombreuses applications, plus ou moins validées, plus ou moins utiles.
Cependant, l’impact réel de ces avancées sur le système de santé est pour l’instant difficile à appréhender, en raison du grand nombre de domaines concernés. Évaluer leur impact réel demandera un suivi attentif de toutes ces technologies dans les années à venir.
Un autre point devra faire l’objet de toutes les attentions : le devenir et la sécurisation de la quantité considérable de données de santé générées par les nouvelles technologies (ce que l’on appelle les « big data » ou données massives). Si lesdites données peuvent aider à améliorer les connaissances dans le domaine de la santé ou à mieux organiser les services, elles constituent une arme à double tranchant : très sensibles, elles peuvent être l’objet de cyberattaques.
Cette transformation numérique devra donc être appréhendée et réfléchie, notamment d’un point de vue éthique. Le Comité consultatif national d’éthique proposait dès 2019 12 recommandations permettant d’y veiller.
Une démocratie en santé à repenser et renforcer
Le questionnement sur l’avenir de notre système de santé déborde du cercle des experts, et devient l’objet d’une préoccupation grandissante de la population. Le domaine de la santé est un enjeu politique et médiatique de plus en plus important, comme l’a montré de manière brutale la récente pandémie.
Celle-ci a bousculé une démocratie en santé qui s’était construite lentement, depuis plus d’une vingtaine d’années. Ce concept, qui se traduit par des démarches visant à « associer l’ensemble des acteurs du système de santé dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique de santé, dans un esprit de dialogue et de concertation » (en créant par exemple des « conférences » traitant de la santé au niveau national, régional ou local, ou en permettant par exemple aux usagers d’être représentés dans les instances de santé publique et hospitalières, devra probablement être revisité suite à la pandémie, car cette crise a figé des institutions fragiles.
Elle a montré d’une part une absence de maturité de ce dispositif, et d’autre part, une ambiguïté entre le rôle des associations et la place des collectivités territoriales.
Une réponse insuffisante des pouvoirs publics
Depuis 20 ans, face à ces évolutions majeures, la réponse des pouvoirs publics français s’est traduite par une succession de lois dont les intitulés semblent indiquer une préoccupation croissante pour l’avenir de notre système : loi de 2002 « relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé » ; loi de 2004 « relative à la politique de santé publique » ; loi de 2009 « Hôpital, patient, santé, territoires » ; loi de 2016 dite de « modernisation de notre système de santé » ; loi de 2019 « relative à l’organisation et à la transformation du système de santé ».
Mais malgré des lois aux intitulés de plus en plus pressants, malgré les nombreuses expérimentations lancées au plan local pour initier plus de coordination et plus de souplesse, malgré le choc de la pandémie et les milliards débloqués pour l’hôpital, les fondements du système de santé français n’ont que très peu bougé, provoquant une désillusion croissante des professionnels de santé.
Cette inertie résulte probablement de la croyance que des « ajustements continuels » peuvent suffire, les lois se contentant de fournir une boite à outils complexifiant la technostructure.
Le débat public sur l’avenir de notre système de santé est toujours esquivé, toujours reporté. La question de la place de la prévention et la promotion de la santé est à ce titre emblématique.
Un nécessaire changement de paradigme
Promues depuis longtemps dans les discours, la prévention et la promotion de la santé pourraient être un puissant outil pour éviter l’entrée dans la maladie.
Mais dans les faits, elles stagnent dans leur soutien financier et reposent bien souvent sur un tissu associatif fragile. Selon les chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) les dépenses de prévention n’ont augmenté qu’au rythme de 1,1 % par an entre 2013 et 2019.
Par ailleurs, la promotion de la santé, qui recouvre des actions aussi diverses que les campagnes pour promouvoir la mobilité active, la promotion du logo NutriScore, le développement d’un urbanisme favorable à la santé (avec par exemple la lutte contre les îlots de chaleur), n’est jamais comptabilisée. Or bon nombre de ces actions sont souvent aux mains des collectivités locales, qui n’ont pas de compétence spécifique dans le domaine de la santé !
En Europe, le système de santé se construit au niveau de chaque État, en fonction d’une histoire, d’une culture, d’un développement économique. Mais il est grand temps que l’Union européenne puisse intervenir pour défendre et promouvoir des bases communes. Et que cet ensemble soit ouvert aux enjeux mondiaux et planétaires colossaux en termes d’accès à la santé.
Rappelons que l’on estime que les besoins en professionnels de santé se situent – a minima – autour de 18 millions de personnes, au niveau mondial. Dans de nombreux pays, dont la France, le changement de paradigme nécessaire pour faire face aux évolutions en cours semble toujours être remis à demain. Une procrastination qui risque d’engendrer un réveil douloureux.
Article écrit par Laurent Chambaud, Médecin de santé publique, École des hautes études en santé publique (EHESP)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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