Une fois à Moscou, avant la chute de l’Union soviétique, j’ai fait la queue pour passer devant le cadavre de Lénine exposé dans son mausolée à la place Rouge. Derrière moi se trouvait un homme de Brooklyn – l’arrondissement le plus peuplé de New York.
« Ce pays est l’espoir du monde », a-t-il dit.
C’était un communiste à l’ancienne, d’un type qui était devenu plutôt rare à l’époque, mais qui était autrefois très répandu. Les vices du communisme, sans parler des massacres et autres crimes de masse commis en son nom, étaient si irréfutables que seuls les plus aveugles des aveugles, comme l’homme de Brooklyn, pouvaient encore avoir leurs illusions.
En fait, pendant plusieurs années, le rideau de fer a rempli une fonction utile pour l’Occident. Les horreurs de la vie derrière ce rideau étaient si bien documentées qu’elles avaient un effet modérateur sur les fantasmes de ceux qui, autrement, auraient pu être emportés par des rêves utopiques. Les exemples d’une utopie qui s’est rapidement transformée en un enfer meurtrier après sa réalisation ont stimulé un certain réalisme, même parmi les intellectuels.
Toutefois, après l’effondrement de l’Union soviétique, l’imagination utopique a pu se propager en toute liberté. Elle n’avait plus besoin de faire face à une réalité existante toute proche de chez nous, et le passé récent a été rapidement oublié, même par les jeunes des pays qui en avaient souffert. Aujourd’hui, les projets utopiques abondent autour de nous : identité sexuelle sans limites, monde sans production de dioxyde de carbone, pays sans frontières, représentation égale de tous les groupes raciaux et autres groupes démographiques aux postes de pouvoir, de richesse ou d’influence, etc., etc.
Bien entendu, le revers de l’utopisme est l’autoritarisme, voire le totalitarisme. Puisque l’utopiste vise la perfection, pour lui toute personne qui s’oppose à sa vision des choses doit être une mauvaise personne, une personne mal intentionnée. Il est donc normal que ces personnes soient réduites au silence, si nécessaire par la force. Jamais, au cours de ma vie, le désir de faire taire les gens ou de les empêcher de parler n’a été aussi important qu’aujourd’hui. Cela va même plus loin que cela : des enfants de 5 ou 6 ans sont aujourd’hui endoctrinés afin qu’ils grandissent sans pouvoir avoir de « mauvaises » pensées sur des sujets tels que le sexe, le genre ou le réchauffement climatique.
Le fait qu’une chose soit impossible n’empêche pas les gens d’essayer de la mettre en pratique. De même, l’existence des idées irréalistes ou même stupides ne signifie pas qu’elles ne peuvent avoir aucun effet ou influence pratique. En fait, leur effet ou leur influence peuvent être bien profonds et désastreux.
Dans la situation actuelle, par exemple, l’Europe se trouve aussi faible qu’un bébé face à la Russie, bien que son économie soit plusieurs fois plus importante que celle de la Russie et que son niveau de vie soit incomparablement plus élevé.
L’une des raisons de ce paradoxe apparent – généralement les États aux économies les plus fortes ont le dessus – est la politique énergétique menée par les pays européens. Sous la pression des militants écologistes « idéalistes » – c’est-à-dire utopistes – ils ont décidé de réduire leur consommation de pétrole, de bannir le charbon, de fermer les centrales nucléaires et d’interdire la pratique du fracking. La Grande-Bretagne a arrêté l’exploration pétrolière et gazière en mer du Nord, et l’Allemagne a choisi le moment même de la crise ukrainienne pour fermer ses dernières centrales nucléaires.
Dans le même temps, l’Europe s’est engagée dans l’électrification de tous ses véhicules (ce qui, au moins dans un premier temps, constituera une lourde taxe additionnelle qui frappera surtout les pauvres). L’électricité supplémentaire nécessaire devra être produite d’une manière ou d’une autre. Pourtant, les énergies dites renouvelables ne sont pas fiables : le vent ne souffle pas toujours et le soleil ne brille pas toujours non plus. Pour l’instant, la seule solution plausible est le gaz naturel – qui est aussi polluant, mais émet moins de CO2 que le charbon ou le pétrole – et dont une grande partie doit être importée de Russie. On peut accuser Poutine de beaucoup de choses, mais pas de stupidité : il est pleinement conscient de l’avantage mis entre ses mains, et nombreux sont ceux qui pensent qu’il a financé en Europe des mouvements écologistes qui font obstacle à une politique plus réaliste. Que cela soit vrai ou non, le maître du Kremlin dispose désormais de l’outil parfait pour provoquer une grave stagflation en Europe – et ce, en restreignant l’offre d’un élément de production vital et en augmentant le prix de tout.
En fait, les utopistes verts ne se soucient pas vraiment de l’environnement ou, en tout cas, pas de sa beauté. Ils seraient heureux de voir la terre couverte de parcs éoliens hideux, bruyants et destructeurs de la vie sauvage. Ce qui les intéresse, ce n’est pas la production d’énergie, mais plutôt le pouvoir politique – le pouvoir de dicter leur propre politique sans tenir compte des conséquences.
Ainsi, les utopistes verts – que des gouvernements lâches ou corrompus ont réussi à calmer dans une certaine mesure – ont renforcé l’influence et le pouvoir de Poutine et ont condamné les Ukrainiens à un avenir très angoissant.
Le même type de gens croit en un monde sans conflit dans lequel les forces armées sont au mieux inutiles et au pire une menace. La combinaison d’un pacifisme utopique et d’une dépendance militaire totale des États-Unis a complètement désarmé l’Europe : elle ne pourrait probablement pas résister longtemps à une attaque de la Turquie, sans parler de la Russie.
Pendant ce temps, la puissance de l’Amérique est elle-même minée et affaiblie par des mouvements sociaux utopiques qui font de ses forces armées la risée des Russes et des Chinois. Leur mission n’est plus de défendre le pays et ses intérêts, mais de servir la cause de la diversité, de l’inclusion et de l’équité – et ce, de la même manière que les universités et les collèges ont été vidés de leur véritable objectif. La diversité, l’inclusion et l’équité sont comme des termites dans un bâtiment en bois : le bâtiment semble être le même qu’avant jusqu’à ce qu’il s’effondre soudain dans un tas de sciure. Il est peu probable que les forces armées de Russie et de Chine se soucient beaucoup de la diversité, de l’inclusion et de l’équité – qui sont, de toute façon, dans la plus pure tradition de Newspeak (novlangue) d’Orwell, juste le contraire de ce qu’elles semblent signifier. Il s’agit en réalité d’uniformité, d’exclusion et d’injustice.
Il ne faut pas exagérer : nous ne vivons pas encore dans la peur que la police secrète frappe à notre porte durant la nuit, et il faut s’en féliciter. Mais tous les universitaires à qui j’ai parlé (j’admets qu’ils ne sont peut-être pas un échantillon représentatif) vivent dans la peur – la peur pour leur emploi, pour leurs subventions, pour leur promotion, pour leur réputation, parfois même pour leur sécurité. Le totalitarisme est en train de gagner sur tous les fronts.
Theodore Dalrymple est un médecin à la retraite. Il est rédacteur en chef adjoint du City Journal de New York et auteur de 30 livres, dont Life at the Bottom. Son dernier livre est Embargo and Other Stories.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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