Ce jour-là, c’est l’effervescence à la « financière ». Pas de gros dossier, non, juste une banale – mais révoltante – escroquerie visant des migrants en situation irrégulière. Une suspecte va être déférée, alors il est temps d’éplucher la procédure.
À la baguette, la patronne de cette brigade d’enquêteurs spécialisés du Service interdépartemental de police judiciaire (SIPJ) de Rouen, la commandante divisionnaire fonctionnelle – elle y tient – Myriam MP.
Assise à la table de la salle de repos du service, elle a dégainé stylo, papier libre et ses trente ans d’expérience en carambouilles en tous genres. « C’est un dossier très simple mais il faut être attentif à tous les détails », professe la commandante, « la moindre erreur peut faire annuler tout notre travail ».
Chaque page est minutieusement passée au crible. Dates, heures de placement en garde à vue, procès-verbaux (PV) récapitulatifs… Rien n’échappe à son œil aiguisé, ni la grammaire, ni l’orthographe. « Des fois, certains PV ressemblent à du charabia », rouspète Myriam MP, « alors je vérifie absolument tout, je suis très casse-pieds ».
Face à elle, l’enquêtrice qui a dirigé les investigations, Sandrine. Pour elle, c’est un peu l’heure de l’examen. Il est réussi. « C’est bon pour le document PIAC (plateforme d’identification des avoirs criminels) », détaille Myriam MP. « Il y a juste une coquille sur le nombre de PV. Et il me manque le bordereau de saisie de la voiture. »
« Un défi de verrouiller un dossier »
« Pfff… C’est un métier », s’amuse l’enquêtrice. « La procédure pénale est tellement complexe, c’est à chaque fois un défi de verrouiller un dossier ». Tous les enquêteurs le répètent, le travail de police judiciaire, c’est la rigueur de l’écrit, dans le strict respect du code de procédure pénale. Et comme son volume ne cesse d’enfler – de 800 à plus de 2400 articles depuis son entrée en vigueur en 1959 – il pèse de plus en plus sur le quotidien des « PJistes ».
Ce mardi matin, Jérôme s’est levé à l’aube pour interpeller puis placer en garde à vue trois suspects dans une sordide affaire d’extorsion de prostituées avec violences. Seul devant son ordinateur, il peste : il n’aura pas le temps d’auditionner ses suspects avant l’après-midi.
« Il faut rédiger les PV d’interpellation, de perquisition, de garde à vue. Prévenir l’avocat, le médecin. Et se démener avec notre logiciel », énumère le brigadier de l’antigang. « Ça prend beaucoup trop de temps, ça en devient presque anxiogène. » « Il faut tout retranscrire. Les interrogatoires, les écoutes téléphoniques, les surveillances », empile à son tour Dorine, sa collègue des « stups ». « Les droits de l’individu priment sur tout le reste et pour nous, ça complique considérablement les choses. »
C’est là l’un des principaux irritants des officiers de police judiciaire. Être contraints d’obéir scrupuleusement à des règles qui privilégient un peu trop, à leur goût, ceux qu’ils soupçonnent de les violer. « Notre droit penche trop du côté des mis en cause. Ils le savent et ils en jouent », juge Éric, commandant. « J’ai accès à tout un tas de fichiers mais je suis obligée de justifier chaque requête », abonde Élodie, de la brigade criminelle. « La parole des vilains est plus souvent entendue que la nôtre. »
Libertés individuelles vs efficacité policière ou judiciaire
Chargé de diriger nombre de leurs enquêtes, le procureur de la République de Rouen, Frédéric Teillet, partage un peu le même constat. « Les citoyens ne se rendent pas compte à quel point on entrave notre capacité d’enquête », note-t-il. « Tout le monde peut être tracé en direct par son téléphone, sa carte bancaire ou la vidéosurveillance, et un procureur n’a même plus le droit d’ordonner une géoloc’ en temps réel. C’est fou ! »
Dans un arrêt de février 2024, la Cour de cassation s’est effectivement alignée sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne : la géolocalisation d’un téléphone portable en temps réel doit « faire l’objet d’un contrôle préalable d’un juge ou d’une entité administrative indépendante ».
« Plus on déplace le curseur vers la protection des libertés individuelles, plus on l’éloigne de l’efficacité policière ou judiciaire », déplore le magistrat. « La protection des libertés fondamentales est un pilier de notre État de droit », rétorque l’avocat rouennais Fabien Picchiottino. « Les enquêteurs sont bien formés mais souvent débordés et font des erreurs. Nous attaquons là où il y a des failles, c’est le jeu. »
Voilà pour le débat entre praticiens. « La procédure, c’est une sécurité. Si c’est conforme, ça ne peut pas être remis en question. Mais c’est aussi une contrainte, c’est lourd », résume Nicolas, le patron de la « crim ». « Pour la simplifier, il faudrait la ré-écrire. Mais ça relève des travaux d’Hercule. »
Maintes fois promis, le chantier de l’amaigrissement du Code de procédure pénale a enfin été ouvert l’an dernier par une loi du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti. Le « comité d’experts » saisi doit rendre ses premiers travaux d’ici la fin 2024. D’ici là, les policiers de la PJ de Rouen n’ont pas fini de pester contre « l’enfer » de la procédure…
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