Les observateurs retiennent leur souffle. Le mouvement social qui secoue l’Iran depuis le 16 septembre 2022 est d’une telle ampleur que les spécialistes sont comme pétrifiés. Tout le monde attend. Tout le monde reconnaît que quelque chose d’inédit est en train de se dérouler en Iran, à huis clos, et que le courage dont font preuve les manifestants est sans précédent.
Qui sont ces manifestants, quel est leur rapport à l’État théocratique iranien, et quel impact leur soulèvement peut-il avoir sur la politique étrangère d’un régime aux abois ?
Une rupture générationnelle
La génération qui s’insurge, née au tournant de l’an 2000, est assoiffée de liberté. Elle l’est tellement qu’elle semble disposée à assumer les conséquences d’une insurrection contre le régime de Téhéran : une répression violente qui se solde par 448 morts et quelque 15 000 arrestations au moment où ces lignes sont écrites.
À la différence de ses aînées (plus craintives à l’égard des conséquences d’une insurrection contre le régime, et dont les soulèvements, à l’instar du Mouvement vert de 2009, s’inscrivaient encore à l’intérieur du cadre politique de la République islamique), cette jeune génération est prête à payer le prix fort au nom de ses idéaux. L’impact des réseaux sociaux sur sa capacité à être connectée avec le monde, et ainsi à percevoir la « déconnexion » de son quotidien, parsemé d’interdits, par rapport aux libertés dont jouissent ses pairs ailleurs sur la planète, est sans doute l’une des principales explications de cette rupture générationnelle.
Les répercussions dans la durée du mouvement actuel sont encore difficiles à anticiper. Il est cependant vraisemblable que la situation sociopolitique de l’Iran va évoluer. L’ampleur du soulèvement est telle que, même s’il devait être totalement écrasé dans le sang (au prix de plusieurs milliers de victimes, tel un « Tienanmen iranien »), les modalités de la coexistence entre le régime et la population seront sensiblement impactées. Une tendance semble se dessiner : la multiplication des actes de désobéissance civile.
À la différence des générations précédentes, les jeunes osent demander des comptes à leurs représentants ; et – à l’instar de la stratégie géopolitique adoptée par leur régime à l’échelle régionale – ils agissent de manière asymétrique, en diversifiant leurs modes d’expression et leurs revendications.
L’héritage idéologique khomeyniste est lointain pour ces jeunes adultes qui font à présent leur entrée dans la vie active, qui n’ont connu ni la guerre contre l’Irak (1980-1988), ni la mobilisation des familles, ni les bombardements des villes, ni la répression féroce qui s’est abattue sur les dissidents politiques à la fin des années 1980, et encore moins la révolution de 1979.
La désaffection à l’égard de la religion
Une deuxième tendance vient renforcer cette bascule générationnelle. Comme l’avait anticipé l’islamologue français Olivier Roy dans les années 1990, l’instauration d’un régime théocratique à Téhéran a, paradoxalement, contribué à l’accélération du processus de sécularisation de la société iranienne. En effet, en faisant de la religion le socle du pouvoir politique, le régime idéologique décrété par l’ayatollah Khomeyni a provoqué un phénomène par lequel tout rejet du pouvoir devient, automatiquement, également un rejet de la religion.
Le régime a assis son contrôle sur la société en imposant à sa population une forme de « spiritualité politique » qui n’est pas sans rappeler l’usage que Michel Foucault avait fait de cette même notion, dans ses « articles iraniens » de 1978. L’adhésion forcée à ce mode de gouvernance explique, en partie, la désaffection croissante des jeunes vis-à-vis de la théocratie khomeyniste.
Ces variables (transition générationnelle et sécularisation de la société) apparaissent d’autant plus significatives que les jeunes qui s’insurgent aujourd’hui seront la population active des quatre ou cinq prochaines décennies. À moins que le régime ne parvienne à mettre rapidement en place un système de contrôle et d’oppression sociale à même de réduire à néant le risque de déstabilisation interne, il sera immanquablement amené à évoluer sous le poids des demandes émanant de la société.
L’« asianisation » de la politique étrangère de l’Iran
Cette évolution de la relation société-pouvoir en Iran ne peut être pleinement appréhendée dans sa juste mesure sans tenir compte du contexte géopolitique au sein duquel elle se produit. La capacité du mouvement social à se reproduire et à prendre de l’ampleur entre en résonance avec les grandes reconfigurations qui ont lieu aux échelles régionale, continentale et globale et qui, en retour, impactent la politique du régime iranien et conditionnent sa réponse au soulèvement populaire.
Or, en matière de politique étrangère, la tendance de l’Iran est, depuis quelques années, à « l’asianisation ».
Au Moyen-Orient, la situation géopolitique se fige autour de la constitution de deux pôles opposés : l’un constitué par l’Iran et ses alliés régionaux, principalement chiites, l’autre prenant la forme d’un axe anti-iranien impulsé par les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite. Cela étant, au-delà d’établir une présence milicienne en Irak et au Liban, et de se garantir une alliance avec le régime de Bachar Al-Assad en Syrie et la rébellion houthie au Yémen, cette stratégie n’a pas permis à la République islamique d’en tirer les gains économiques espérés. Tous ces pays sont faillis ou en ruine, et il est peu probable que cette géopolitique des « blocs » évolue significativement dans le moyen terme.
À l’échelle régionale, l’asianisation de la politique étrangère de l’Iran apparait donc comme une résultante autant des incohérences d’une stratégie d’influence reposant uniquement sur la mobilisation de groupes armés para-étatiques que de la muraille anti-iranienne érigée par ses adversaires géopolitiques. Dans ce contexte, le régime n’a d’autre choix que de se tourner « vers l’Est » pour relancer son économie et espérer calmer la grogne sociale.
Et cela, d’autant plus que la rupture de l’accord sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA) par Donald Trump en mai 2018 a définitivement convaincu le régime que tout effort de normalisation avec l’Occident serait vain. On mesure mal, en Europe, la portée psychologique et symbolique de cet acte, vécu à la fois comme une trahison et une humiliation, qui a fait perdre toute crédibilité au courant réformiste iranien (qui avait porté le projet d’ouverture depuis plus d’une décennie) et a conforté le camp ultra-conservateur, dans son hostilité à l’Occident.
Les positions étant à peu près figées aux échelles régionale et internationale, le pivot géopolitique iranien se joue désormais à l’échelle continentale. Le régime a répondu à la « trahison » du JCPOA en annonçant en mars 2021 l’établissement d’un partenariat stratégique global s’étalant sur une durée de 25 ans avec la Chine de Xi Jinping, et en renforçant la relation déjà solide avec la Russie de Vladimir Poutine.
L’utilisation par l’armée russe de drones de fabrication iranienne en Ukraine prouve que le niveau de coopération stratégique entre les deux pays est à un stade avancé, et que les pouvoirs en place à Téhéran et à Moscou avancent dans la même direction face à l’Occident, sous le regard d’une Chine qui se limite pour l’heure à discréditer l’ordre international sans trop le molester.
Ce nouvel élan eurasiatique donne également lieu à une multiplication des initiatives diplomatiques de l’Iran auprès d’autres partenaires importants à l’échelle continentale, tels que la Turquie, l’Inde, le Pakistan ou encore les républiques post-soviétiques d’Asie centrale et du Caucase. L’intégration de l’Iran dans les grands projets infrastructurels chinois (Belt and Road Initiative, BRI) et russo-indien (International North-South Transport Corridor, INSTC) manifeste la volonté des dirigeants iraniens d’arrimer le développement du pays aux réseaux de connectivité intercontinentale qui prennent progressivement forme en dehors de tout contrôle occidental.
En cela, ce processus « d’asianisation » trouve son point d’orgue dans l’adhésion de l’Iran à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).
L’acceptation en septembre 2021 (un mois après l’investiture du président conservateur Ebrahim Raïssi) de la candidature de l’Iran (déposée quinze ans plus tôt) prouve qu’un exécutif en phase avec la vision du Guide suprême est un gage de stabilité aux yeux des pays membres de l’OCS, et tout particulièrement de la Chine, qui supervise l’ensemble du processus de constitution de cet ordre international « post-occidental ».
Éprouvé par quatre décennies d’isolement mais toujours en place, le régime de Téhéran, autrefois « paria » pour l’Ouest comme pour l’Est, se révèle, au vu des circonstances géopolitiques actuelles, un partenaire respectable et digne de considération pour une bonne partie du continent eurasiatique.
Vers un contrôle social à la chinoise ?
Mais qu’en est-il de l’interaction entre cette réorientation géopolitique et le mouvement de contestation ? Pour l’heure, les deux trajectoires évoluent séparément.
Le soulèvement populaire émerge d’une transition générationnelle et séculière, dans un mouvement s’élançant du bas vers le haut. À l’inverse, la politique du « regard vers l’Est » n’est une priorité que pour le régime, qui a tout intérêt à renforcer ses liens avec la Chine et la Russie, autant pour des considérations géopolitiques qu’en raison des perspectives qu’est susceptible d’offrir une collaboration renforcée avec ces pays dans le domaine des nouvelles technologies (intelligence artificielle, reconnaissance faciale, algorithmes prédictifs, etc.) face au risque de déstabilisation interne.
Un air de contrôle social « à la chinoise » plane sur l’Iran. Il n’en demeure pas moins qu’un système de contrôle social, aussi performant soit-il, ne peut être efficace qu’à condition de susciter la crainte de la population. Or, en Iran, le mur de la peur semble s’effriter peu à peu.
Théo Nencini, Chercheur doctorant, spécialiste de l’Iran travaillant sur la recomposition des équilibres interétatiques au Moyen-Orient et en Asie centrale, Institut catholique de Paris (ICP)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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