Au bagne les « corrompus »! Fin octobre, un candidat à la présidentielle de 2022 en Colombie a proposé d’envoyer les politiciens véreux « sur l’île de la Gorgone ».
Personne n’a vraiment pris la sentence au sérieux, mais elle a ravivé les mémoires d’un lieu tragique qui hante encore l’inconscient collectif en Colombie : le bagne de la Gorgone, où furent relégués jusqu’en 1984, souvent pour y mourir, des milliers de prisonniers politiques et dangereux criminels.
Sinistre palmarès des colonies pénitentiaires
Presque inconnue du monde, cette petite île du Pacifique, au large des côtes sud-ouest du pays, a pourtant toute sa place au côté d’Alcatraz, de l’île du Diable ou de Robben Island, dans le sinistre palmarès des colonies pénitentiaires.
Loin des regards, sous la menace des serpents qui pullulent sur la petite île, les prisonniers étaient livrés là à l’arbitraire des gardiens et à la violence de leurs codétenus. « Maudit soit ce lieu », a témoigné l’un d’entre-deux, dans un poème laissé à la postérité.
Parc national, reconvertie dans l’éco-tourisme
De cette prison, il ne reste aujourd’hui que des murs dévorés par la jungle et l’humidité, visités par quelques rares touristes venus faire de la plongée ou découvrir une île à la biodiversité extraordinaire, devenue Parc national et reconvertie dans l’éco-tourisme.
On ne se rend à la Gorgone qu’en bateau, depuis la localité côtière de Guapi, perdue dans la mangrove. Il faut deux heures de barcasse à gros moteurs, secouée par les vagues du tout-puissant Pacifique, pour rejoindre l’île à près de 55 km des côtes.
L’île fut découverte 1526 par les conquistadors espagnols qui y perdirent en quelques mois 87 hommes, tués par des morsures de serpents. Elle y trouvera son nom, en référence à la Méduse mortelle de la mythologie grecque.
Construire une prison de « haute sécurité »
Refuge des pirates, puis propriété privée, l’Etat colombien se l’approprie dans les années 1960 pour y construire une prison de « haute sécurité ».
« Il y a beaucoup de légendes autour de la Gorgone », conte le débonnaire Corazon de Jesus Aguino, technicien du parc 35 ans et petite figure locale. « La plupart sont invérifiables », alors que l’administration de l’époque a laissé bien peu de traces des sévices infligés dans ces murs.
« Ce qui est sûr, c’est que ce fut un lieu de châtiments et de terribles souffrances », résume Corazon, crâne lisse comme un œuf et carrure de catcheur.
« Modèle des camps nazis »
La Gorgone, c’était plus d’un millier de prisonniers, reclus sur deux hectares derrière les barbelés : les criminels les plus dangereux du pays, condamnés pour viol ou homicide. Mais aussi des détenus politiques, alors que la Colombie sortait d’une terrible guerre civile entre conservateurs au pouvoir et libéraux.
« Le bagne fut construit sur le modèle des camps nazis », explique le guide. Trois ou quatre patios, avec chacun ses dortoirs, et son « corridor de la mort » menant à son quartier disciplinaire. Un seul de ces blocs reste debout, mais ses murs sont lentement digérés par la nature luxuriante.
Des racines géantes poussent les parois, les lianes enserrent les fenêtres, la mousse qui recouvre tout, l’entêtant crissement des insectes imprègnent les lieux d’une inquiétante atmosphère, saturée par l’humidité qui colle à la peau. « Des visiteurs ressentent parfois quelque chose de très négatif », confie Corazon.
« Désigné par un numéro »
Un unique dortoir où nichent les chauve-souris échappe encore à l’inexorable avancée végétale. « Tout est d’époque! ». Des lits superposés en bois, où l’on dormait à même les planches, sont siglés d’un anonyme numéro, 358, 256…
« Chaque prisonnier était désigné par un numéro ». Très peu de visites. L’unique sortie, pour les plus dociles, était pour aller couper la forêt. Les 120 gardes régnaient en maître sur les bagnards. « Rien ne sortait d’ici », souffle Corazon.
Un lieu incarne à lui seul ce climat de violences, le quartier disciplinaire, avec les vestiges de ses cellules d’isolement, fermées chacune d’une lourde grille de fer.
La punition la plus redoutée était « le bidon » : un trou de basse-fosse de 80 cm de large, où le malheureux puni était forcé de rester debout des jours sans pouvoir faire le moindre mouvement, l’eau des averses mêlée aux excréments qui pouvait monter jusqu’au cou.
Tous rebouchés, ces « bidons » ont disparu à jamais.
« Homicides la première cause de décès »
Combien d’hommes sont morts à la Gorgone ? « Personne ne sait vraiment. Mais les homicides étaient la première cause de décès », avance Corazon.
« La torture, les mauvais traitements, une nourriture infecte… à mon arrivée, la Gorgone était un enfer », reconnaît l’ultime directeur de la prison, le major Miguel Dario Lopez, que l’AFP a pu retrouver à Bogota.
En poste à partir de 1981, le major Lopez, 78 ans, s’enorgueillit d’avoir mis fin aux sévices des gardiens et d’avoir « pacifié » le pénitencier.
« Les gardes ici étaient des voleurs, des corrompus, ils se vengeaient sur les prisonniers. C’était les habitudes de la troupe… », se navre le policier retraité, pistolet toujours au côté.
« Dix +bidons+ étaient en fonctionnement. J’ai arrêté tout ça », dit-il, laconique. « Il y avait aussi la torture par la faim. Les détenus n’avaient droit qu’à des patates et un peu de riz. Avec parfois un peu de serpent à peine cuit… »
« Avec l’aide de prêtres et de pasteurs œuvrer pour resocialiser les détenus »
« Ils pleuraient souvent, tous avaient des problèmes mentaux (…) Ils s’entretuaient avec des lames bricolées ou s’étranglaient avec un simple chiffon ».
En plus des serpents et des mygales, « les plages étaient infestées de requins et de barracudas, ce n’est pas une légende! », insiste M. Lopez.
Au total, « près de 150 prisonniers sont morts à la Gorgone », estime son ex-directeur, qui dément que les corps étaient jetés à la mer.
« Avec l’aide de prêtres franciscains et de pasteurs adventistes, nous avons œuvré pour resocialiser les détenus », se souvient-il.
« Par la musique, la peinture, et même le latin, nous avons pu calmer les détenus, leur apprendre à pardonner », veut croire le major Lopez, exhibant une large cicatrice sur la paume, souvenir d’une rixe au couteau à laquelle il a tenté de mettre fin.
« Difficile de s’échapper »
« Avec moi, il n’y avait plus de mort », jure l’ex-directeur, montrant ses photos jaunies de l’époque, où il pose au côté d’un évadé, repris après trois jours de mer sur un radeau de rondins.
« Il était très difficile de s’échapper ». La plupart des évadés étaient récupérés par les embarcations passant au large, et réembastillés manu militari.
« Ils sont 5 ou 6 à avoir réussi », estime Corazon. Parmi eux Eduardo Muneton Tamayo, surnommé « le Papillon colombien », échappé en 1969, repris trois ans plus tard.
Daniel Camargo Barbosa, alias le « sadique du charquito », tueur en série qui prit la poudre d’escampette en 1984 et dont les autorités ont assuré qu’il était mort en mer, trouvera en fait refuge en Equateur, où il sera finalement arrêté en 1986 avouant y avoir tué 71 jeunes filles.
La forêt a aujourd’hui repris ses droits
La prison de la Gorgone fut fermée en 1984 sous la pression des défenseurs des droits de l’homme, mais aussi des écologistes et de scientifiques soucieux de protéger ce paradis naturel, dont 70% du couvert forestier avait été coupé par les bagnards au fil des années.
La forêt a aujourd’hui repris ses droits sur toute l’île et son bagne maudit. « Il est nécessaire que les Colombiens découvrent ce lieu obscur de leur histoire », commente l’unique touriste du jour, Omar Nanez, ému de sa visite.
Vu la vitesse à laquelle la jungle absorbe ses ruines, « il va falloir que le gouvernement dise ce qu’il veut conserver de la prison », observe un salarié du parc national. « Est-ce un bien culturel, historique? Ou faut-il la laisser disparaître à tout jamais? »
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