Des enfants autistes, on ne connaît bien souvent que les comportements extrêmes. Leurs crises de colère, par exemple. Ou bien leur capacité à faire tourner sans fin les roues de la petite voiture qu’ils tiennent dans leur main ! On sait moins ce qui se passe dans leur tête.
Les personnes touchées par un trouble du spectre autistique (TSA) éprouvent des difficultés à comprendre et gérer leurs émotions, souvent intenses. Elles peuvent également se retrouver en échec dans leurs relations avec les autres. Selon mon expérience au sein d’une équipe pluridisciplinaire dédiée aux « habiletés sociales », au centre hospitalier Saint-Jean de Dieu à Lyon, ces difficultés peuvent être surmontées.
Dans ce cadre, je pratique la thérapie « brève et stratégique » en suivant rigoureusement les prémisses théoriques de l’école de Palo Alto. Ce courant a été fondé dans la ville de Californie du même nom pendant les années 1950 par l’anthropologue et psychologue américain Gregory Bateson. Il propose de changer les relations que la personne entretient avec les autres, et pas la personne elle-même. « On ne soigne pas les personnes mais les relations » affirmait Paul Watzlawick, l’un des penseurs et thérapeutes de l’école de Palo Alto.
Ce courant s’est développé en France depuis 10 ans à l’initiative d’Emmanuelle Piquet, fondatrice des centres Chagrin scolaire. Ce réseau, dont je fais partie, s’est fait connaître au départ par son approche originale du harcèlement scolaire, visant à donner à l’enfant harcelé les moyens de se défendre lui-même. Mais ses possibilités d’application, bien plus larges comme exposé dans mon livre Médecine sans souffrance ajoutée (Enrick B Editions), m’ont amenée à intervenir auprès d’enfants avec un syndrome d’Asperger, une forme d’autisme sans déficience intellectuelle.
Une chaise n’est pas « La » chaise
Je vais vous parler de deux enfants autistes Asperger. Mais d’abord, je vais vous parler d’une chaise. Pas des chaises en général, de « la » chaise. Celle que j’ai dans mon cabinet. Pour certains enfants avec un syndrome d’Asperger, ma chaise est une chaise car elle a une assise et un dossier monoblocs blancs et aussi des pieds en bois qui partent en oblique.
Si on en prend une autre, avec une structure en métal et une assise en cuir, pour moi, pour vous, pour nous, c’est toujours une chaise. Pas pour Antoine (les prénoms ont été changés dans cet article), 10 ans, qui a un diagnostic d’autisme Asperger. Pour lui, cette chose est noire, brillante et froide. Cela n’a rien à voir avec « la » chaise, la mienne. Antoine a raison sur ce point.
Dans l’histoire qui va suivre, je vais vous raconter comment Antoine a piqué une énorme crise de colère quand quelqu’un a insisté pour qu’il amène « la chaise ». Quoi de plus logique, qu’Antoine n’obtempère pas quand on lui demande d’amener « la chaise », qui n’en est pas une ? Quelle sublime illustration du constructivisme, cette théorie fondamentale dans l’école de Palo Alto, qui nous rappelle que la réalité n’existe pas ! Chacun, en effet, construit sa propre perception du monde.
Et quelle sublime illustration du constructivisme que la manière dont Antoine appréhende le monde ! À l’inverse de nous, Antoine se focalise d’abord sur les détails d’un objet ou d’une situation, pour ensuite les assembler et arriver à un tout auquel il donne un sens. Un fonctionnement atypique qu’on appelle la « pensée en détail ».
L’hypersélectivité dans le traitement des informations qu’il reçoit a des côtés très poétiques. Elle est aussi très énervante pour lui, comme pour son entourage et les autres soi-disant « neurotypiques ». Certains enfants Asperger, en effet, ne parviennent pas à faire les généralisations et abstractions qui nous amènent à considérer toutes les chaises comme des chaises. À noter que, d’un autre point de vue, ces généralisations peuvent aussi être considérées comme des imprécisions grossières…
La girafe et le léopard ont le même motif de pelage
Antoine a été diagnostiqué Asperger il y a deux ans, grâce à une maîtresse qui a repéré des aptitudes hors du commun, une manière unique de se passionner pour les trains, les avions et d’être un véritable expert… tout en étant incapable de distinguer une girafe d’un léopard (oui, ils ont le même motif de pelage). Enfin on a cessé de le prendre pour un débile et il ne s’est plus fait disputer à l’école.
Le diagnostic, qui a immédiatement soulagé la famille, s’est avéré franchement bénéfique dans le temps. La mise en place d’un suivi et de séances de groupe pour Antoine, pris en charge à l’hôpital, a beaucoup aidé ses parents. Antoine a aussi appris des choses qu’il n’aurait pas pu apprendre ailleurs.
Sa mère, que je suis depuis plusieurs séances, me décrit une scène terrible qui a eu lieu la semaine passée.
Antoine est dans le salon de Valérie, la meilleure amie de sa mère. Les autres enfants jouent dehors et Antoine ne veut pas les rejoindre. « Il fait froid et ils ne sont pas amusants », dit-il. Il est dans sa bulle et « fait des lignes ». « Faire des lignes », pour Antoine, c’est suivre des yeux des lignes imaginaires ou réelles, comme un bercement rassurant.
Antoine, planté debout avec ce drôle de mouvement des yeux
Valérie, gênée une fois de plus par le comportement d’Antoine, planté debout avec ce drôle de mouvement des yeux, l’envoie chercher la chaise un peu plus loin. Elle la désigne du doigt, il ne comprend pas. Elle réitère sa demande en haussant le ton : « Antoine, la chaise ! » une fois puis deux. Là c’en est trop pour lui : il se met à taper des pieds en hurlant : « Quelle chaise ? Y’a pas la chaise ici ! »
Ensuite il se jette par terre. Valérie tente alors de le calmer :
« – Calme-toi, pardon, je voulais dire la chaise là.
– Ce n’est pas LA chaise.
– Calme-toi Antoine, c’est rien, c’est ridicule ».
Antoine se tape alors la tête contre le sol. Sa mère, miracle de patience, devine qu’agir comme le fait son amie est bien une tentative de solution face à la crise d’Antoine, mais que celle-ci est inopérante et même aggravante. Plus Valérie essaie de le calmer, moins il se calme. Alors sa mère s’assoit à côté de lui et dit : « Antoine, c’est tout à fait juste, ce n’est pas la chaise et tu as de bonnes raisons d’être en colère. Vas-y chéri, tu peux crier, c’est très énervant. »
Après deux coups de tête au sol encore, quelques râles, un geste de la maman à l’attention de Valérie pour qu’elle s’éloigne, Antoine se calme enfin. On lui a reconnu le droit de ressentir ce qu’il ressent.
L’attitude de cette maman est ce que nous appelons, dans notre approche, un « 180 degrés ». Parfois, ce qu’on a fait une fois, dix fois, cent fois, pour venir à bout d’un problème ne fonctionne pas, voire même le renforce. Faire alors un virage à 180°, à l’exact inverse de ce qu’on a déjà essayé, permet bien souvent de le résoudre. La maman d’Antoine est ici tout à fait au clair avec ses intentions : elle cherche à l’accompagner dans son émotion, pas à le stopper comme Valérie a tenté de le faire – même si elle a terriblement peur qu’il se blesse.
Elle apprend chaque jour. Nous apprenons chaque jour, toutes les deux et nous repérons les situations particulières qui peuvent déclencher des crises. Grâce à l’utilisation du modèle de Palo Alto, celles-ci durent désormais bien moins longtemps.
Evan et son « meilleur ami »
Evan aussi est un enfant autiste Asperger. Il a 12 ans, il m’explique qu’il a un copain, Téo, repéré comme ami potentiel depuis qu’Evan est arrivé dans cette nouvelle école internationale, à Lyon.
Téo l’appelle même « mon meilleur ami », il le dit en riant. Je crois qu’Evan ne comprend pas que Téo est ironique.
La semaine dernière, Téo lui a mis une gifle. Téo lui a présenté ses excuses mais Evan ne souhaite pas les accepter. « Stepl, ça se fait pas », me dit-il à propos du geste de Téo. Evan raconte qu’il ne sait pas pourquoi il a reçu cette gifle.
« – J’ai simplement dit à tous de se taire car la prof parlait. C’est une simple affaire de respect je trouve.
– Oui, toi tu connais parfaitement les règles et tu tiens à ce qu’elles soient respectées, c’est tout à ton honneur. Un peu comme une élégante pivoine blanche qui pousserait bien droit dans un jardin alors qu’eux sont de vilaines mauvaises herbes sans couleur.
– Heu… Plutôt, je suis un “petit pois au milieu des lentilles” j’ai l’impression.
– Ah oui, oui ! Tu es brillant, très vert, plein de vie et d’idées spéciales. Eux sont secs, petits et presque marrons, très moches finalement ».
Je lui dis alors : le problème c’est que dès qu’ils te voient aussi vert et brillant, ils t’en veulent. Et eux n’ont pas le niveau de respect que tu as des règles, alors quand tu les rappelles, tu passes pour un gros pénible.
« – J’ai peur qu’on n’ait pas 10 000 choix, Evan.
– Non, 10 000 cela ferait beaucoup [il prend tout au pied de la lettre !].
– Il va falloir que tu fasses semblant d’être moche et marron comme eux. Comme, tu vois, dans Indiana Jones, le moment où il est interrogé par les Allemands qui lui demandent où est le médaillon ?
– Oui ».
Pour une raison qui m’échappe cet enfant connaissait le film Indiana Jones et ne m’a pas traitée de vieille, comme quoi il était vraiment particulier…
« – Et bien, Indiana Jones dit, je n’ai pas le médaillon ! Il est en sécurité avec mon secrétaire particulier, Marcus Brody. Il a déjà disparu, brouillé les pistes. Il parle plusieurs langues et s’est mêlé à la foule, vous ne le retrouverez jamais ! On voit alors à l’écran le fameux Brody, sur le dos d’un âne, un mouchoir en guise de protection solaire sur la tête, il râle au milieu d’un marché. On n’entend et on ne voit que lui ! Tu te souviens de cette scène ?
– Oui, oui très bien.
– Je veux que tu fasses ce que dit Indiana Jones de Brody, mais en réussi. Que tu parviennes à te mêler à la foule, qu’on ne te repère plus. Que tu assombrisses ta peau de petit pois pour te mêler aux lentilles. Donc plus de remarques, de conseils, de rappels à la règle : tu les laisses dans leur bêtise, OK ?
– D’accord ».
Evan ne s’est plus fait embêter
La séance suivante, Evan me dit qu’il ne s’est plus fait embêter ni frapper à l’école. Sauf une fois où quelqu’un lui a dit : « Ta gueule ». Il ajoute qu’en même temps il disait à un garçon de sa classe qu’on ne doit pas doubler au self… « J’avais un peu oublié Brody, là ! », reconnaît-il en riant.
En troisième séance, je comprends qu’il a réussi pour de bon à endosser parfois la peau des lentilles, et qu’il connaît les conséquences quand il ne le fait pas.
Il me parle cependant d’autre chose. Un certain Mathieu, dès qu’il passe près de lui à la récré, avec ses copains, le titille avec son doigt sur son épaule. Evan est au supplice. Ce serait énervant pour n’importe qui mais lui, en plus, il déteste qu’on le touche alors c’est carrément insupportable. La plupart du temps Evan repousse le doigt, excédé (les autres se marrent). Ou alors il essaie de changer de trajectoire quand il voit arriver Mathieu et sa bande.
Je lui propose donc de faire un 180 degrés en n’évitant plus du tout Mathieu. Lorsque Mathieu posera son doigt sur son épaule, je suggère à Evan de dire : « Oh mais qu’est-ce qu’il t’arrive toi ? T’adores me toucher ou quoi ? » Le tout accompagné d’un large et faux sourire… Evan adore et repart ce jour-là, amusé (ce qui n’arrive vraiment pas souvent).
Je revois Evan la séance suivante et il m’annonce que Mathieu et les autres ont arrêté. Il ne comprend pas pourquoi. Il n’a pourtant pas décoché sa « flèche », c’est-à-dire la riposte verbale que nous avions conçue. Il dit : « En plus c’était super pas facile de leur sourire, à eux… »
Je lui explique alors que la flèche il l’a lancée d’une certaine manière, à distance. Il n’a pas eu besoin de prononcer la moindre phrase car les autres, en voyant son attitude, se sont dit : quelque chose a changé, Evan ne semble plus prêt à se fâcher. Il sourit, on n’y va pas.
Dire aux autres ce qu’il pense, ou ne rien dire
En quatre ou cinq séances, nous étions venus à bout, à nous deux, de tous ses problèmes relationnels du moment à l’école. Je crois qu’il a compris pour toujours qu’il a le choix entre dire aux autres ce qu’il pense de leurs actes et prendre alors le risque de se faire maltraiter, ou ne rien dire. Il a compris, aussi, que c’est précisément quand il fait celui qui s’énerve qu’on l’embête.
Ainsi, l’aspect constructiviste, donc non normatif du modèle de Palo Alto, nous permet d’accéder au monde tout particulier des perceptions de certains enfants avec un syndrome d’Asperger et de mieux les comprendre.
Enfin, lorsqu’un enfant souffre d’une situation avec ses pairs, il y a toujours une logique expliquant les interactions entre lui et les autres. En prenant la peine d’y réfléchir, avec patience et créativité, on peut toujours trouver un moyen de modifier cette interaction pour faire cesser la souffrance, enfant Asperger ou non.
Cet article s’inspire de l’intervention « Syndrome d’Asperger, et alors ? » que fera l’auteur, Nathalie Goujon, le 18 juin au théâtre Antoine à Paris pour les dix ans de recherche et de pratique clinique du réseau de thérapeutes Chagrin scolaire.
Nathalie Goujon, Psychopraticienne, EM Lyon
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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