Quand j’ai demandé à ma femme, qui est d’origine chinoise, si certains de ses amis seraient prêts à parler avec un journaliste occidental du massacre de la place Tiananmen de 1989, elle a tourné sèchement la tête vers moi en lâchant : « Es-tu fou ?! » Une question comme celle-là, a-t-elle dit, serait le meilleur moyen pour casser une amitié.
Le massacre du régime chinois ordonné contre des centaines, voire des milliers de citoyens chinois il y a 26 ans, n’est pas vraiment un sujet de conversation pour les jeunes Chinois d’aujourd’hui. En privé, on l’aborde avec la plus grande circonspection ; en public, il n’en est pas question.
Même interroger les Chinois sur la façon la plus appropriée d’en parler – sans rentrer dans les détails de ce qu’ils pensent ou de savoir qui a raison et qui a tort – est déjà trop. Pour preuve, aucun de ceux avec qui j’ai parlé ne m’a autorisé à citer son nom. D’autres n’ont pas voulu me parler directement et ont préféré passer par l’intermédiaire d’un ami. L’un d’entre eux était même d’accord avec l’idée qu’il devait y avoir des restrictions de parole sur ce sujet.
Jusqu’à ce qu’elle voyage aux États-Unis et se renseigne via Google, ma femme ignorait totalement ce qui s’était passé. Une fois, en réponse à une question sur le massacre par un touriste étranger de passage chez nous, elle a affirmé que le gouvernement n’avait fait que rétablir la stabilité après les troubles violents causés par des étudiants radicaux, en ajoutant que de toute façon, cela ne le concernait pas puisqu’il n’était pas chinois. Elle était « comme une mère donnant une claque à un enfant indiscipliné ».
Un jeune homme chinois, qui travaille dans le département international d’une grande entreprise américaine, lorsque je lui ai demandé son point de vue sur l’incident, m’a répondu mécaniquement comme s’il avait un commissaire de la police politique chinoise en face de lui.
« Je suis un membre du Parti et je me range du côté du Parti. Ces étudiants radicaux ont été incités par des forces étrangères hostiles dans une tentative de diviser la Chine », a-t-il répondu sur WeChat, une application populaire de médias sociaux, avant d’ajouter : « Mon Parti a pris la bonne décision au bon moment et étranglé ces forces du mal dans leur berceau ». En concluant avec une expression chinoise qui équivaut à un clin d’œil et un pouce levé signifiant : « Vous savez », en chinois « ni dongde ».
Cette expression « ni dongde » en mandarin a pour la première fois été popularisée par Lü Xinhua, porte-parole du Congrès politique consultatif du peuple chinois, quand on lui a demandé en mars 2014 si Zhou Yongkang, ancien tsar de la sécurité du Parti, était sous le fait d’une enquête disciplinaire. La réponse « ni dongde » de Lü signifiait qu’il répondait par l’affirmative, sans pour autant le dire directement. Tout le monde le prenant comme une plaisanterie.
C’est précisément cette forme de discours politique qui est utilisée à propos du massacre de la place Tiananmen dans la sphère publique : vous ne le dites pas, mais tout le monde le sait… sauf que ce n’est pas une plaisanterie.
« Je suis un membre du Parti et je me range du côté du Parti. Ces étudiants radicaux ont été incités par des forces étrangères hostiles dans une tentative de diviser la Chine »
Dire de « mauvaises choses » à propos du massacre de la place Tiananmen a conduit des gens en prison, tandis que d’autres qui appellent à plus de transparence concernant le massacre sont harcelés, mis en résidence surveillée, ou forcés à prendre des « vacances » dans les semaines ou les jours qui précèdent l’anniversaire du 4 juin.
Ceci est un dilemme à la fois pour le Parti et pour le peuple chinois. Le régime à certains égards veut que les jeunes oublient le massacre, mais il veut aussi qu’ils sachent que quelque chose de terrifiant est arrivé et qu’ils ne devraient pas en parler. Une sorte de no man’s land de la pensée et de la parole.
« Le Parti communiste ne veut pas réellement que le peuple oublie complètement le sujet, comme s’il n’avait pas eu lieu et que tout était comme avant le 4 juin. Comment cela pourrait-il être possible ?! », a déclaré le 2 juin à New York, Hu Ping, un militant vétéran de la démocratie, lors d’un événement commémoratif du massacre.
Son point de vue est que, avant 1989, la jeune génération était intrépide, généralement peu informée sur la capacité du Parti à faire preuve d’une violence politique extrême. Ils avaient en effet grandi dans un milieu relativement libéral post-Mao pendant une période de réforme et de progrès. « Maintenant, les jeunes sont malheureux avec le Parti, mais ils ne peuvent pas protester. La terreur n’a toujours pas disparu ».
Pour certains, cela a un peu changé. Un groupe d’étudiants chinois vivant en Occident a récemment écrit une lettre au régime, exigeant la transparence autour des événements des 3 et 4 juin 1989, lorsque des milliers de soldats ont défilé sur Pékin et abattu les manifestants. « Ce morceau de l’histoire a été si méticuleusement manipulé et bloqué pendant si longtemps que beaucoup de gens en savent peu de choses », peut-on lire dans leur lettre.
La réponse officielle ne s’est pas fait attendre. Le Global Times, un tabloïd nationaliste dirigé par le porte-parole officiel du Parti au Quotidien du Peuple, a publié un éditorial accusant les signataires d’avoir subi un « lavage de cerveau » lors de leurs séjours à l’étranger. Quelques jours plus tard, un avis urgent a été envoyé ordonnant que l’article soit retiré de tous les sites officiels – selon China Digital Times, qui suit de près ces avis de propagande.
Chen Chuangchuang, l’un des signataires de la lettre a déclaré lors d’une conférence pro-démocratie se tenant à New York que « les autorités affirmaient avoir trouvé un consensus lors des évènement du 4 juin ». Selon lui, c’est vraiment honteux. « Comment ont-ils obtenu ce consensus ? Ils ont utilisé la violence et le contrôle des médias. Vous ne pouvez pas les critiquer sinon vous êtes jeté en prison. Mais si vous voulez en faire l’éloge, ils ne vous laisseront pas non plus. Ils ne veulent pas que vous en discutiez du tout ».
Un étudiant chinois en première année à l’université a, quant à lui, déclaré qu’il était important que ceux de sa génération aient une vue objective et équilibrée sur le « 4 juin ». Il a accepté de parler à condition que son nom ne soit pas cité. Nous allons donc l’appeler John.
John est d’avis qu’« il est nécessaire de donner au public et au gouvernement le temps de réfléchir ». Il croit que dans les 10 à 20 ans à venir, le Parti devrait pouvoir permettre la discussion sur la question, une version autre que celle qui apparaît dans les manuels scolaires. Un verdict officiel révisé pourrait ainsi émerger. « Nous devons donner le temps et être patient envers le Parti pour qu’il accepte les erreurs ou les décisions mal prises. »
John, arrivé aux États-Unis, a pris le temps de découvrir ce qui était arrivé, passant des heures à regarder des documentaires sur les manifestations et le massacre, y compris l’épopée de trois heures Gate of Heavenly Peace (La Porte de la Paix céleste) , documentaire réalisé par le cinéaste Carma Hinton et le sinologue australien Geremie Barmé.
Son point de vue est que l’essentiel des étudiants ont tenté de « goûter un fruit mûr », reprenant la fameuse phrase du leader étudiant Han Dongfang.
En Chine, il en a seulement parlé à des proches, comme par exemple cet ancien professeur de chinois qu’il connaissait depuis longtemps et qui avait été soumis à des classes de lavage de cerveau après avoir été détenu pendant des mois après le massacre. Cette prudence pour être sûr que ses interlocuteurs n’étaient pas des espions envoyés par le parti.
Malgré les frustrations évidentes de ces restrictions, John soutient quand même le Parti. Il dit que la lettre récente écrite par les étudiants d’outre-mer est « préoccupante » et « extrême ». Selon lui, « si nous révélons la vérité sur ces événements historiques, il y a un risque que les gens aillent à l’autre extrême. »
Qu’est-ce que cela signifie ? Des discours contre le Parti, bien sûr. Comme notre conversation avançait, il est devenu clair que la liberté de discuter sur le massacre du 4 juin équivalait à la liberté de discuter de la légitimité du Parti communiste chinois lui-même.
Selon John, tant que le Parti est le seul maître du jeu en ville, tous les discours qui appellent à remettre en question le Parti lui-même ne devraient pas être permis. Ce n’est pas pour lui une façon de montrer une quelconque allégeance envers le Parti, mais plutôt le résultat de ce que le Parti l’a autorisé à penser depuis son enfance.
Lorsqu’il a noté l’ironie de ces arguments venant du Parti, qu’il a pris conscience que la forme la plus aboutie de sa réflexion prenait toujours appui sur le régime, il a accepté en disant tout de même qu’en Chine « si vous dites que vous soutenez les étudiants, alors c’est dangereux pour vous et si vous dites que vous approuvez complètement la décision du Parti, alors c’est dangereux aussi ». Il conclut : « en Chine, je suis très prudent sur ce type de débat ».
Article original : http://www.theepochtimes.com/n3/1379771-talking-about-talking-about-the-tiananmen-square-massacre/
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