Voilée et vêtue d’une abaya noire, Oum Yasser conduit des randonneuses à travers les chemins tortueux des montagnes arides du sud de la péninsule du Sinaï, en Egypte: du jamais-vu pour les femmes de la très traditionaliste société bédouine. Parmi cette communauté de descendants de nomades du désert, la tribu Hamada est la seule à avoir accepté, fin mars, de laisser des femmes servir de guide sur ses territoires.
Oum Yasser, pionnière en la matière à 47 ans, et trois autres femmes, qui ont préféré garder l’anonymat, viennent ainsi de rejoindre « Sinai Trail », une organisation qui propose depuis 2016 des randonnées, mais qui s’occupe aussi de remettre en état les chemins dans le gouvernorat du Sud-Sinaï, afin d’attirer les marcheurs. A Wadi Sahu, un village de maisons en parpaings, tôles ondulées et matériaux de récupération, les bédouins misent sur le retour du tourisme après les années de tumulte qui ont suivi la révolte de 2011.
« Les femmes dans ce village n’ont pas de travail. C’est le seul disponible », affirme Oum Yasser. « J’espère qu’il y aura de plus en plus de touristes pour qu’on ait un revenu durable », dit-elle en marchant, chaussée de simples tennis de toile, dans le sable et sur les cailloux, en contournant soigneusement les rochers.
En octobre 2015, le tourisme égyptien a connu une catastrophe avec l’attentat contre un avion russe au départ de Charm el-Cheikh, ville balnéaire du Sud-Sinaï, qui avait fait 224 morts. Si les troubles ont éloigné les randonneurs du Sinaï, l’insurrection jihadiste, qui continue de sévir dans le nord de la péninsule depuis 2013, n’a elle pas empêché un retour remarqué ces deux dernières années des marcheurs dans la région, où les bédouins eux-mêmes veillent à la sécurité.
Ben Hoffler, l’un des fondateurs de « Sinai Trail », explique que le nombre de marcheurs a été multiplié par dix dans le Sud-Sinaï entre 2016 et 2018, pour atteindre un millier. « Nous avions trois tribus participantes et 220 km de chemin de randonnée en 2016. Aujourd’hui, nous avons huit tribus et 550 km », se réjouit ce Londonien qui vit en Egypte depuis plus de dix ans.
Forte de ce regain, sa coopérative, régie selon la coutume bédouine, est passée à l’étape suivante: proposer des marches guidées par des femmes, pour des randonneuses uniquement. « C’est une étape historique », n’hésite pas à dire M. Hoffler. « Ce n’est pas considéré comme normal pour les femmes d’être guide pour les randonneurs », assure ce connaisseur de la société bédouine.
Pourtant, depuis l’enfance, elles arpentent les moindres recoins des montagnes pour aller faire paître les chèvres. Elles en connaissent les plantes et leurs vertus médicinales. Les animaux et les noms de lieux n’ont aucun secret pour elles. Au détour d’un chemin, Oum Yasser s’arrête, saisit des brindilles et allume le feu pour faire chauffer le thé, racontant aux randonneuses comment elle vivait enfant dans ces montagnes.
« Ce sont les meilleures guides possibles », s’enthousiasme Tootsie Saada, 55 ans, qui travaille dans une agence de développement au Caire. « Elles sont vivantes, drôles, curieuses. Elles nous ont montré un rocher dans la montagne où elles mesuraient leur taille étant enfant », sourit-elle. Les quatre femmes guides ont obtenu la bénédiction de leur mari pour se lancer dans cette aventure, mais seulement à condition qu’elles ne guident que des randonneuses et rentrent tous les soirs dans leur foyer.
« Nous avons mis en place Sinai Trail en 2015. Jusqu’à maintenant, 100% de ceux qui y travaillaient étaient des hommes », explique Ben Hoffler. « Ceux-ci connaissent très bien (la région) mais ils représentent seulement la moitié (de la population) du Sinaï ». L’arrivée de femmes dans la profession ne va pas de soi pour tout le monde. « Ici, dans la communauté bédouine, nous avons des traditions et nous les respecterons », dit Ibrahim Mosalam Ghanem, 40 ans, guide masculin depuis deux ans.
L’homme se dit pourtant prêt à laisser sa femme travailler comme guide, mais s’il s’agit de guider un groupe mixte, il n’acceptera « jamais ». Il a fallu « cinq ans de négociation » pour que la présence de femmes guides sur les chemins de randonnées soit acceptée, précise M. Hoffler, qui veut organiser des randonnées féminines tous les trimestres, la prochaine cet automne, avec l’espoir d’enrôler de nouvelles recrues.
Eid Auda Ali, 53 ans, est le mari de l’une des quatre guides choisies par la coopérative. Cet homme de la tribu des Muzeina, originaire de l’extrême sud de la péninsule, se dit prêt à convaincre ses proches d’imiter l’initiative des Hamada. « Je soutiens ce travail que font les femmes », dit-il en soulignant que cela crée des « revenus supplémentaires » dans une région où élevage et industrie minière ne suffisent pas à faire vivre les familles.
D.C avec AFP
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