DARIÉN GAP, Panama – Le tintement de la machinerie lourde rompt le silence de la jungle du Darién, où la route panaméricaine prend fin à Yaviza, au Panama.
Des ouvriers ont abattu d’imposants arbres pour construire un pont de béton et d’acier, suffisamment robuste pour résister aux débordements de la rivière Chucunaque.
Un ouvrier de l’entreprise de construction Cusa a déclaré à Epoch Times que le projet de construction s’étendra sur plus de six kilomètres dans la jungle du Darién, pour un coût de 42 millions de dollars (39 millions d’euros), et intégrera un deuxième pont traversant la rivière Tuira.
Il restera alors 88 kilomètres à relier pour terminer la route panaméricaine, également connue sous le nom de route 1, en traversant la forêt tropicale montagneuse pour atteindre la ville de Turbo, en Colombie.
Si, un jour, la route panaméricaine est achevée, elle s’étendra sur environ 29.000 km, depuis l’Alaska jusqu’à l’Argentine, ouvrant un corridor terrestre sur toute la longueur des Amériques.
Pendant des décennies, diverses préoccupations des Américains et des Panaméens concernant la dégradation de l’environnement, la hausse de la criminalité, la propagation des maladies et, plus récemment, les migrations de masse, ont freiné son achèvement. Le terrain accidenté et dangereux de la région constitue également un obstacle naturel pour atteindre l’Amérique centrale depuis l’Amérique du Sud.
L’extension du pont et de la route se terminera près de la ville de Bocas de Cupé, dans le Darién Gap (région du Darién ou bouchon du Darién). Cependant, la construction de ponts sur les rivières est considérée comme l’un des principaux obstacles à l’achèvement de l’autoroute.
Pour certains, l’achèvement de la route dans le Darién Gap représente une victoire pour la Chine, et un échec pour les États-Unis.
Depuis des années, Michael Yon, ancien correspondant de guerre, couvre le phénomène de migrations de masse à travers le Panama. Il utilise les médias sociaux pour attirer l’attention du public sur la construction de ces ponts et les enjeux qu’ils soulèvent.
La Chine bénéficierait du développement d’une route commerciale alternative autour du canal de Panama, essentiel au commerce mondial. Or, pour les États-Unis, cela ouvre les vannes aux migrants d’Amérique du Sud, a déclaré M. Yon à Epoch Times.
Les dirigeants américains se méfient de plus en plus des visées militaires des projets d’infrastructure chinois construits à proximité des États-Unis dans le cadre de l’initiative Ceinture et Route (Belt and Road Initiative, BRI) de la Chine, en particulier autour du canal de Panama.
En 2018, le Panama a adhéré à l’ambitieuse « Initiative Ceinture et Route » (BRI) de la Chine, surnommée la « Nouvelle route de la soie », après avoir publiquement reconnu Taïwan comme faisant partie de la Chine, à la grande surprise – et inquiétude – des États-Unis.
Le Parti communiste chinois (PCC) entend utiliser la BRI « pour accentuer son pouvoir et son influence, et supplanter les démocraties du monde », a averti, en mars, la générale Laura Richardson, commandante du commandement sud des États-Unis.
Ces dernières années, elle et d’autres commandants, ont émis plusieurs mises en garde au sujet de l’incursion de la Chine dans l’hémisphère occidental.
« La Chine cherche à supplanter les États-Unis en tant que première puissance économique et militaire du monde », a indiqué la générale Richardson, dans une déclaration écrite adressée à la commission des Forces armées de la Chambre des représentants.
Combler le fossé
L’année dernière seulement, un nombre record de 500.000 migrants ont emprunté le Darién Gap pour se rendre à la frontière sud des États-Unis, selon des documents.
Selon Mike Howell, directeur du projet Oversight de la Heritage Foundation, les projets de développement de la Chine [en Amérique centrale et du Sud] menace le pouvoir d’influence des États-Unis dans cette région, et leur sécurité.
« Si la Chine supplante les États-Unis dans l’hémisphère occidental en tant que puissance économique dominante, nous perdrons notre influence », a déclaré M. Howell, ancien avocat au ministère de la Sécurité intérieure, à Epoch Times.
La Chine encercle les États-Unis avec des infrastructures en Amérique latine et dans les Caraïbes, ajoute-t-il.
« Comme un boa constricteur, la Chine resserre de plus en plus l’étau autour des États-Unis », a déclaré M. Howell.
Dans l’ouvrage intitulé « China’s Belt and Road and Panama : A Strategic and Prospective Scenario Between the Americas and China » (ndlt, « [L’Initiative] Ceinture et route de la Chine, et le Panama : un scénario stratégique et prospectif entre les Amériques et la Chine », traduction libre), publié en 2009, l’auteur Eddie Tapiero vante le BRI en termes utopiques.
M. Tapiero, professeur panaméen et économiste international, a écrit son livre après avoir participé à une conférence sur l’Initiative Ceinture et Route en Chine. Dans son ouvrage, il qualifie le projet de catalyseur du « bien public mondial », porteur d’une vision où « les frontières [entre les pays] n’existent plus, pas plus que les pays [eux-mêmes] ».
Le livre inclut une projection du projet BRI, incluant une carte intitulée « Globalized Belt and Road » (Ceinture et Route mondialisée, ndlt) montrant le Panama et son canal reliés à la Colombie par voie ferrée à travers le Darién Gap.
Du côté colombien du Darién Gap, des entreprises chinoises travaillent à la construction d’autoroutes et de ports.
À la ville de Turbo, les travaux routiers près de la route panaméricaine sont inclus au projet d’autoroute « Autopistas al Mar 2 ».
Ce projet reliera la ville de Medellín, deuxième ville de Colombie, aux ports de la région d’Urabá, qui inclut la ville de Turbo, où se termine la route panaméricaine.
L’entreprise d’État chinoise China Harbour Engineering Company (CHEC), ainsi que quatre entreprises locales, ont remporté l’appel d’offres de 2015 pour la construction de l’autoroute Autopistas al Mar 2, selon le site web à but non lucratif Colombia Reports.
Le projet a débuté seulement à la fin de 2019, lorsque le consortium dirigé par la Chine a obtenu les prêts requis auprès de la Banque de développement de Chine.
Selon M. Tapiero, le Panama, bordé par la Colombie et le Costa Rica, est une plaque tournante de l’Initiative Ceinture et Route (BRI) en Amérique latine. Si les États-Unis adhéraient, eux aussi, au BRI, cela « réduirait l’incertitude géopolitique », a-t-il suggéré.
La carte « Globalized Belt and Road » de l’ouvrage de M. Tapiero montre également des voies ferroviaires traversant les États-Unis et menant à des marchés importants sur les côtes est et ouest de l’Amérique.
La « connectivité » des infrastructures aériennes, terrestres et maritimes est un thème central du livre, et se concrétise actuellement au Panama.
Les ponts dans le Darién Gap sont construits dans le cadre d’un contrat de restauration, de rehaussement et d’entretien de l’autoroute panaméricaine Est.
Le contrat a été octroyé à Intervial Chile S.A. dans le cadre d’un partenariat public-privé avec le gouvernement panaméen, selon des documents gouvernementaux.
L’investissement pour ce projet s’élève à plus de 262 millions de dollars (242 millions d’euros) et intègre le Programme de maintien des normes de performance du Panama, visant à soutenir le développement agricole, commercial et touristique.
Son financement est assuré par la Société financière internationale (SFI), une organisation du Groupe de la Banque mondiale. La Chine entretient des liens avec les deux institutions bancaires. En 2009, la Chine s’est engagée à verser 1,5 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros) à la SFI pour stimuler le commerce mondial. Plus récemment, elle a intensifié sa collaboration avec la SFI dans le cadre d’obligations liées au changement climatique.
Les goulets d’étranglement mondiaux
La construction d’une autoroute dans le Darién Gap risque de réduire le rôle stratégique du canal de Panama, que les États-Unis protègent toujours en vertu d’un traité de neutralité.
Le canal a été restitué au Panama en 1999 en vertu d’un traité négocié dans les années 1970 avec le président Jimmy Carter.
Le Darién Gap, comme voie terrestre, est analogue au canal de Panama, comme voie maritime, en tant que goulet d’étranglement, lui conférant une valeur militaire et économique.
La tentative de la Chine de minimiser l’importance stratégique du canal de Panama pour les États-Unis, ou de contrôler le canal, pourrait être un enjeu s’il advenait un conflit au sujet de Taïwan, en termes de capacité de la Chine à fermer des voies maritimes, selon Andrés Martínez-Fernández, analyste politique principal pour l’Amérique latine à la Heritage Foundation.
« C’est une question très préoccupante », a-t-il déclaré à Epoch Times.
M. Martínez-Fernández a fait remarquer que des entreprises chinoises ont construit des infrastructures aux deux extrémités du canal de Panama, initialement construit par les États-Unis.
Le canal est devenu un point de tension entre la Chine et les États-Unis, les États-Unis ayant conservé le droit d’appliquer la neutralité opérationnelle sur le canal de Panama.
Le Panama Canal Authority administre le canal, en assure l’entretien, ainsi que les ressources et la sécurité, indépendamment du gouvernement panaméen.
Sous l’ancien président panaméen Juan Carlos Varela, les entreprises chinoises ont investi massivement dans la zone entourant le canal. Toutefois, ces projets ont été abandonnés ou limités, sous l’administration actuelle du président Laurentino Cortizo.
Selon le groupe de réflexion Center for Strategic and International Studies, deux des cinq principaux ports du Panama, l’un à Balboa, du côté du Pacifique, et l’autre à Cristobal, du côté de l’Atlantique, sont contrôlés par la Chine, par l’intermédiaire de la société Hutchison, basée à Hong Kong.
Les travaux menés par des entreprises chinoises sur l’énorme terminal de croisière d’Amador Pacific Coast sont sur le point de s’achever.
Ces projets font suite à l’accord de 900 millions de dollars (830 millions d’euros) conclu en 2016 par la société chinoise Landbridge pour contrôler l’île Margarita, le plus grand port du Panama du côté de l’Atlantique, afin d’y construire un port en eau profonde.
Ce port, construit par l’entreprise d’État chinoise China Communications Construction Company (CCCC), est destiné aux méga-navires. La CCCC a participé à la construction des îles artificielles chinoises dans la mer de Chine méridionale contestée et est affiliée à la China Harbour Engineering Company (CHEC).
En 2018, un consortium chinois dirigé par CHEC et CCCC a obtenu un contrat de 1,4 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) pour la réalisation du quatrième pont du canal.
En 2019, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a mis en garde le président Varela contre les entreprises d’État chinoises qui se livrent à des « activités économiques prédatrices ».
Les critiques se sont multipliées à l’effet que l’Initiative Ceinture et Route (BRI) de la Chine est un piège à dettes pour les pays hôtes, en proie à des tactiques douteuses de remboursement des prêts octroyés. Selon les critiques, le BRI permet à la Chine l’appropriation ou le contrôle des projets qu’elle développe, lorsque les gouvernements des pays hôtes ne peuvent rembourser leurs prêts.
L’influence croissante de la Chine en Amérique latine ne doit pas être prise à la légère, selon M. Martínez-Fernández.
« Je dirais que [les projets BRI réalisés] dans l’hémisphère occidental impacte plus directement les États-Unis que les [autres projets BRI] réalisés dans d’autres régions du monde, en raison de leurs impacts directs dans les domaines de l’immigration, de l’économie et de la sécurité », a-t-il déclaré.
Sur les 31 pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, le Panama a été le premier des 22 pays à formaliser des projets de développement dans le cadre de l’Initiative Ceinture et Route de la Chine, le Honduras étant le dernier en date.
L’Initiative Ceinture et Route
Miles Yu est directeur du China Centre de l’Institut Hudson et ancien conseiller de Mike Pompeo en matière de politique sur la Chine.
« La Chine a toujours voulu contrôler le canal de Panama », a-t-il déclaré à Epoch Times.
Selon M. Yu, professeur d’Asie de l’Est et d’histoire militaire et navale à l’Académie navale américaine d’Annapolis, dans le Maryland, cela s’explique par le fait que les canaux ont une importance à la fois militaire et commerciale.
Pékin a également l’intention de contrôler le canal de Suez et le détroit de Malacca entre l’Indonésie et Singapour, affirme-t-il.
Selon M. Yu, la Chine a toujours été avide à contrôler les voies maritimes en raison de leur double finalité.
Au cours de la dernière décennie, un homme d’affaires chinois a exploré l’idée de creuser un canal à travers le Nicaragua pour contourner le canal de Panama, une idée que les États-Unis avaient abandonnée au début des années 1900.
Les États-Unis ont préféré creuser le canal au Panama parce que la route y était plus courte et contournait une série de volcans actifs entravant la route du Nicaragua.
L’Initiative Ceinture et Route vise également les ports en eau profonde.
Actuellement, la Chine soutient la construction d’un immense port maritime au Pérou qui, selon les spécialistes des questions militaires, pourrait servir de base à des navires de guerre.
Le dirigeant chinois Xi Jinping devrait se rendre au Pérou dans la seconde moitié de l’année 2024 pour marquer l’achèvement d’un port de 3,6 milliards de dollars (3,3 milliards d’euros) près de la ville de Chancay, financé, construit et détenu par la Chine ou par des entreprises soutenues par la Chine.
« Il sera utilisé pour expédier du cuivre, du lithium et d’autres éléments essentiels depuis l’Amérique du Sud vers la Chine, afin de [permettre à la Chine] de poursuivre son rehaussement militaire », a déclaré le président de la commission des Forces armées de la Chambre des représentants, Mike Rogers, lors de l’audition du 12 mars sur les défis en matière de sécurité nationale dans l’hémisphère occidental.
Des entreprises chinoises liées au Parti communiste chinois (PCC) opèrent également aux portes des États-Unis, dans des pays tels que le Canada, le Mexique, la Jamaïque, Cuba et les Bahamas.
Tout près de la frontière canado-américaine, la Chine et l’ancienne première ministre de la Colombie-Britannique, Christy Clark, ont signé un mémorandum pour la construction d’un parc logistique à Vancouver, initialement baptisé « World Commodity Trade Center ».
La première phase de ce complexe de 190 millions de dollars (175 millions d’euros), d’une superficie de 43.600 mètres carrés, présenté comme un projet de l’Initiative Ceinture et Route, a été achevée.
Selon le Business Intelligence for B.C., il s’agit d’une coentreprise entre une société d’État chinoise et une société de développement locale.
Les filiales canadiennes North America Commerce Valley Development Ltd. et Shing Kee Godown Holdings Ltd. sont en partenariat avec l’entreprise locale de développement Pollyco Group, selon l’article du Business Intelligence for B.C.
Au Mexique, les entreprises chinoises exploitent des mines et fournissent 80% des équipements de télécommunications du pays. La société chinoise CCCC construit également une partie du système ferroviaire Maya Train, qui traverse cinq États du Mexique.
Le président mexicain de centre gauche Andrés Manuel López Obrador, a mis en avant le projet ferroviaire, dans le cadre des objectifs 2030 des Nations unies, comme moyen de promouvoir la justice sociale dans les régions appauvries.
Dans les Caraïbes, la Chine a construit une ambassade colossale aux Bahamas, où, depuis 2011, les États-Unis n’ont plus d’ambassadeur permanent. Les entreprises chinoises ont investi des milliards de dollars dans les ports et les routes de ces îles, situées à seulement 80 km des côtes américaines.
Selon les estimations du département d’État américain, les échanges commerciaux et les investissements dans les secteurs maritimes, spatiaux, des télécommunications, miniers et de l’énergie, entre la Chine et les pays d’Amérique latine, seront équivalents à ceux des États-Unis d’ici 2035.
Plus inquiétant encore, les navires de guerre chinois effectuent désormais des rondes portuaires au Venezuela, à Cuba, au Pérou et au Chili, et des accords de base devraient se conclure d’ici dix ans.
Selon des spécialistes, les États-Unis doivent relever le défi de l’influence chinoise.
Lors du sommet du G20 de 2023, les États-Unis et leurs alliés ont dévoilé un corridor économique reliant l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe.
En novembre 2023, lors du premier sommet des dirigeants du Partenariat des Amériques pour la prospérité économique, le président américain Joe Biden a accueilli 11 dirigeants de l’hémisphère occidental, afin de discuter du renforcement des chaînes d’approvisionnement essentielles dans les domaines de l’énergie propre, des semi-conducteurs et des fournitures médicales.
Des chefs d’État du Canada, de la Barbade, du Chili, de la Colombie, du Costa Rica, de la République dominicaine, de l’Équateur, du Pérou, de l’Uruguay, du Mexique et du Panama ont participé à l’événement de la Maison-Blanche.
La Société financière internationale de développement des États-Unis (U.S. International Development Finance Corporation) et la Banque Interaméricaine de Développement (Inter-American Development Bank) mettront en place une plateforme d’investissement conjointe innovante afin de canaliser des milliards de dollars de financement destinées au développement d’infrastructures durables et des secteurs économiques critiques dans les Amériques.
Selon la Maison-Blanche, les investissements de la plateforme de partenariat pour les Amériques (Americas Partnership Platform) contribueront à la construction de ports modernes, de réseaux d’énergie propre et d’infrastructures numériques.
Selon M. Martínez-Fernández, bien que le programme ne soit qu’à ses débuts, il manque d’engagements commerciaux et d’investissements substantiels de la part des États-Unis.
« C’est ce que les dirigeants et les partenaires régionaux recherchent », a-t-il déclaré.
« Il est certain que, considérant le niveau de risque que nous constatons, le niveau d’attention est insuffisant. »
Terri Wu et John Haughey ont contribué à cet article.
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