À l’image d’entreprises comme Fralib fortement médiatisée depuis son basculement en SCOP en 2014, la possibilité pour des salariés de reprendre leurs entreprises attire de plus en plus.
Cette solution permet aux salariés d’assurer la continuité de l’activité de leurs entreprises suite au départ des dirigeants ou aux décisions de fermeture de la part d’actionnaires jugeant la rentabilité insuffisante. L’entreprise Hisa cédée aux salariés suite au départ du dirigeant fondateur et la librairie Les Volcans jugée non rentable par le Groupe Chapitre sont deux exemples de reprises en SCOP réussies. Les SCOP constituent ainsi une piste particulièrement intéressante pour éviter les cessations d’activités et les pertes d’emplois.
Séduisante sur le papier, la reprise en SCOP reste néanmoins vécue comme un véritable big-bang. Il faut en effet bien souvent faire table rase du passé et notamment du modèle social et organisationnel. De l’aveu même des acteurs concernés, la reprise d’une entreprise par ses salariés constituent un exercice particulièrement complexe et délicat qui se solde souvent par des échecs comme en témoigne les exemples récents des reprises en SCOP avortées des entreprises Mim, Lejaby ou Vibel.
Dans quelles conditions, la reprise d’une entreprise par ses salariés sous la forme d’une SCOP peut-elle réussir ? Le rapport d’étude de la Chaire Alter-Gouvernance met en évidence quatre conditions.
1. Légitimer le projet de reprise en SCOP dans son environnement
La réussite d’une reprise en SCOP nécessite de légitimer et de gagner la confiance des parties prenantes externes. Le statut juridique de SCOP et les pratiques de gouvernance associées restent relativement mal connus et parfois assimilés à des représentations fausses d’organisation sans hiérarchie ou fonctionnant de manière anarchique. Ainsi, pour Roland Arnaud PDG de la SCOP Fontanille :
« Il ne faut pas croire qu’une SCOP est une armée mexicaine et que tout le monde est à la même hauteur, qu’il n’y a pas de hiérarchie ».
Le passage en SCOP implique avant tout une transformation du mode gouvernance dans une logique démocratique. Elle n’est pas forcément synonyme de changement dans le fonctionnement opérationnel de l’entreprise et de son management. Face au scepticisme des partenaires (clients, fournisseurs ou banquiers), il est donc important de démontrer la viabilité économique du projet, la pertinence du business model et de l’organisation du travail.
Cette légitimation passe par une communication positive sur le projet de reprise, sa solidité et sa pérennité économique. Les réticences sont parfois très fortes et les salariés qui reprennent leurs entreprises sous-estiment l’importance de convaincre l’environnement du bien-fondé de la démarche de reprise.
2. Développer l’identité et les compétences des salariés/propriétaires
Lors des reprises en SCOP, ce sont parfois des salariés très éloignés des considérations stratégiques et du pilotage de l’entreprise qui sont élus administrateurs ou nommés dirigeants et prennent de facto en main le destin de l’entreprise. Mais le simple changement de statut de l’entreprise ne suffit pas pour que les salariés se sentent immédiatement co-associés et co-propriétaires de l’outil de production.
« C’est pas évident quand on est simple ouvrier de se dire voilà je peux prendre la décision. Certains ont eu peur de sauter le pas » note un salarié de la SCOP Juratri au moment de la reprise.
Pour assurer la prise en main du destin de leur entreprise, un véritable travail de déconstruction et de reconstruction identitaire doit s’opérer pour abandonner les identités de « simples salariés » passifs à l’égard de la gouvernance pour investir celles de propriétaires, responsables du devenir de l’entreprise. Il s’agit de transformer les croyances et les représentations qu’ont les salariés sur leurs capacités à prendre en main le destin de leur entreprise. Les nécessaires compétences pour gouverner une entreprise ne s’improvisent pas non plus et il est également indispensable que les salariés se forment à la gouvernance et la stratégie d’entreprise (en particulier les administrateurs et les dirigeants initialement éloignés de ces problématiques).
3. Se prémunir contre un « hold-up » des cadres
Pour assurer la mise en œuvre d’une gouvernance démocratique et le bon fonctionnement de l’entreprise, il est fondamental de veiller à éviter que la reprise par les salariés ne se solde par un hold-up des cadres sur le pilotage de l’entreprise et ses bénéfices. En effet, le tableau idyllique des SCOP qui offre à l’ensemble des salariés la possibilité de prendre en main le destin de leur entreprise n’est malheureusement pas toujours au rendez-vous.
Des cas de « hold-up » opérés par l’équipe dirigeante pour détourner à son intérêt la reprise en SCOP existent. Ces hold-up peuvent se matérialiser par le choix délibéré de composer un conseil d’administration à l’identique du comité de direction et/ou de fixer des droits d’entrée au sociétariat très élevés pour limiter l’accès à une large partie des salariés. On imagine le clivage dans une jeune SCOP où seuls les plus hauts salaires peuvent devenir sociétaires de la SCOP, bénéficier d’une partie de la valeur créée collectivement et participer au pilotage stratégique. On observe alors un important décalage entre les principes démocratiques sensés structurer la gouvernance et les pratiques en usage.
Ainsi, tout comme certains actionnaires des entreprises cotées orientent les choix stratégiques en fonction de leurs intérêts financiers de courts termes, certains salariés de SCOP peuvent adopter le même type de comportement au détriment du développement de l’entreprise et de l’esprit démocratique.
4. Construire de nouvelles règles, outils et pratiques soutenant une gouvernance démocratique
Construire et faire vivre la gouvernance démocratique implique de créer ou faire évoluer un certain nombre de règles, pratiques et outils à l’intérieur de l’entreprise.
Pour endosser leurs nouveaux rôles de propriétaires et d’administrateurs, les salariés ont besoin d’accéder de manière beaucoup plus large et précise aux informations sur l’activité, l’environnement et la stratégie de leurs entreprises. De nouveaux comportements, de nouveaux pratiques, et outils de transmission d’information doivent se développer dans la jeune SCOP. Les comptes rendus de réunions, de conseils d’administration, l’évolution du système d’affichage, les réunions d’information formelles et informelles doivent se structurer progressivement.
Ces nouvelles pratiques de transmission d’informations plus riches, plus systématiques et plus transparentes sont nécessaires pour que les salariés puissent assumer leurs nouvelles responsabilités. Elles constituent un « biotope » indispensable pour le fonctionnement de la gouvernance démocratique.
« Il y a plus de transparence d’information, de ce qui se passe au niveau de la direction. On sait où l’on va et c’est appréciable » souligne un salarié de la SCOP Hisa.
Mais la mise en œuvre d’une gouvernance et d’une culture démocratique implique aussi des évolutions importantes des règles et pratiques de gouvernance. Dans ces évolutions, la recomposition du conseil d’administration occupe une place importante. Elle doit garantir une meilleure représentation des intérêts, des revendications et des valeurs diverses portés par les salariés propriétaires. La représentation dans le conseil d’administration de parties prenantes externes (certains clients, fournisseurs clés ou membres d’autres SCOP par exemple) peut également contribuer à renforcer l’efficacité de cette instance de gouvernance et les compétences stratégiques de l’entreprise.
Au-delà de la recomposition du conseil d’administration, la question de son renouvellement et de sa régénération est également importante. Garantir le renouvellement réel des salariés-administrateurs lors des élections successives permet de faire vivre la culture démocratique car elle assure le développement progressif d’une compétence collective à gouverner l’entreprise. Un renouvellement partiel du conseil d’administration offre également l’avantage de pouvoir capitaliser sur le tutorat des nouveaux administrateurs par les anciens.
Ce renouvellement systématique assure une ouverture effective des organes de gouvernance à l’ensemble des salariés et opérationnalise ainsi l’un des principes fondamentaux du modèle de gouvernance coopératif.
Enfin, pour faire fonctionner la gouvernance démocratique la règle de séparation des fonctions de dirigeant et de président du conseil d’administration, ou de cadres de direction et d’administrateur, garantit des contre-pouvoirs utiles et évite les risques de hold-up évoqués plus haut. Elle contribue également à assurer une séparation plus nette entre gouvernance et management de l’entreprise.
Les recherches sur la gouvernance des SCOP menées par la Chaire Alter-Gouvernance depuis 2014 montrent que ces quatre conditions pour réussir une reprise ne sont pas toujours pleinement intégrées par les acteurs de la reprise. C’est après plusieurs années de fonctionnement que les SCOP découvrent l’importance de cette question et souvent à leurs dépens.
L’essence démocratique de la gouvernance et le principe un homme–une voix constituent indéniablement une force pour les SCOP mais il est aussi important de penser l’opérationnalisation de ces principes. Il est également important que les acteurs anticipent les effets à long terme d’une concentration des compétences et prérogatives de pilotage sur une minorité de salariés.
Emilie Bargues, Enseignant-chercheur en Sciences de gestion, ESC Clermont; Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises – Ecole Universitaire de Management de Clermont-Ferrand, Université Clermont Auvergne et Xavier Hollandts, Professeur de Stratégie et Entrepreneuriat, Kedge Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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