Ces dernières années ont été des montagnes russes en matière d’incertitude économique, avec, entre autres, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Cela a entraîné un effet de contagion sur de nombreux marchés financiers et notre quotidien. Les chaînes d’approvisionnement mondiales ont été perturbées, une pression inflationniste inédite depuis des décennies est apparue, et une grande vague de démissions a débuté.
Au milieu de cette tourmente, l’humain recherche dans sa vie privée et professionnelle des points d’ancrage, de la résilience et de la certitude, associés à de l’empathie, de la compréhension et de la loyauté. Or, les entreprises familiales, au sein desquelles le pouvoir décisionnel est détenu majoritairement par une ou plusieurs familles, peuvent offrir ce genre de caractéristiques. Grâce à leur vision à long terme et à leurs pratiques de gestion accommodantes, ces entreprises apparaissent résilientes pendant les crises et bienveillantes envers leurs employé·e·s.
Moins de problèmes d’agence
De nombreuses théories tentent d’expliquer le fonctionnement des entreprises modernes et de caractériser l’interaction entre les propriétaires, les gestionnaires et les parties prenantes, ainsi que la meilleure façon de la concevoir pour obtenir une adéquation des intérêts de toutes les parties concernées.
La théorie de l’agence, proposée par les chercheurs américains Michael Jensen et William Meckling en 1976, constitue probablement l’approche la plus connue. Elle repose sur l’idée que des conflits peuvent survenir lorsqu’un principal (un actionnaire dans ce cas) délègue des fonctions et des pouvoirs à un agent (un gestionnaire dans ce cas). Le problème s’aggrave lorsque la divergence des intérêts et l’asymétrie d’information entre les deux parties augmentent. La résolution de ces conflits n’est pas entièrement réalisable et entraîne des coûts élevés.
En d’autres termes, les petits actionnaires individuels n’ont pas le temps, les ressources et les connaissances nécessaires pour contrôler et discipliner les dirigeants qui peuvent avoir un comportement égoïste et poursuivre des objectifs à court terme motivés par leur contrat de travail. Cela peut impliquer, par exemple, que les dirigeants mettent en œuvre des politiques sous-optimales allant à l’encontre des intérêts des parties prenantes.
Dans le cas d’entreprises familiales, les problèmes d’agence sont réduits au minimum car le principal et l’agent sont souvent issus de la même famille. Il y a donc une adéquation directe, et une vision plus large de l’entreprise et de ses objectifs peut être adoptée.
Des théories plus altruistes ont été proposées dans le cas des entreprises familiales, qu’il s’agisse de petites et moyennes entreprises (PME) ou de grandes entreprises cotées en bourse. La plus connue, la théorie de la richesse socioémotionnelle (socioemotional wealth), décrit les objectifs non financiers existant en raison du souhait de la famille de fournir du travail aux membres de la famille et d’établir une réputation dans la communauté. Ces objectifs d’entreprise répondent aux besoins affectifs de la famille, tels que la possibilité d’exercer une influence familiale, l’identité familiale et la perpétuation d’une dynastie familiale.
Cela s’exprime de différentes manières mais conduit généralement une entreprise familiale à afficher une vision à long terme et à être innovante, conservatrice, attentive à la réputation de l’entreprise et de la famille. Elle est également profondément enracinée dans sa communauté et plus en harmonie avec ses parties prenantes, y compris les employé·e·s.
Un lien émotionnel avec le personnel
Dans une étude récente, nous nous sommes appuyés sur ces différentes théories pour examiner la relation entre l’actionnariat familial et la réduction des effectifs des entreprises suisses cotées en bourse sur les 20 dernières années. Nous avons pu montrer que les entreprises familiales se comportent effectivement différemment, mais qu’elles sont relativement hétérogènes.
Dans l’ensemble, les entreprises familiales ont moins réduit leurs effectifs que les entreprises non familiales. Cela est particulièrement vrai pour les suppressions d’emplois importantes de plus de 5 % de la main-d’œuvre. Seules les entreprises d’État semblent aussi réticentes que les entreprises familiales à réduire leur effectif.
Comme l’entreprise médiane cotée en Suisse ne compte qu’environ 2 300 employé·e·s, le propriétaire familial a potentiellement construit un lien émotionnel avec le personnel et ne recourt donc aux licenciements qu’en cas d’absolue nécessité. Pour être en mesure de suivre pleinement leurs principes, les familles ont besoin de pouvoir au sein de leurs entreprises. Ce pouvoir peut prendre la forme d’un actionnariat, mais aussi de postes de direction.
En effet, les entreprises détenues majoritairement par les familles ou les familles gérant activement l’entreprise réduisent moins leurs effectifs que celles où elles détiennent une participation minoritaire ou dont la gestion a été déléguée à des personnes extérieures à la famille.
Une extension directe de la famille
La distinction entre l’entreprise et la famille est souvent peu claire, et l’entreprise sera considérée comme une extension directe de la famille. Ainsi, ce qui peut être mal perçu par les parties prenantes de l’entreprise sera souvent considéré comme un affront direct à la réputation de la famille et à sa place dans la communauté locale.
Nous nous demandons si cela peut expliquer le lien entre l’actionnariat familial et la réduction des effectifs. Une fois encore, les réductions d’effectifs et les licenciements massifs sont beaucoup moins probables lorsque la famille a son nom sur le mur de l’entreprise. Dans ce cas, l’identification et le lien entre la famille et l’entreprise sont totaux, et l’atteinte à la réputation de la famille est potentiellement la plus importante.
Ceci est également vrai pour les entreprises dont le siège est situé dans des zones rurales, par opposition à celles situées dans des zones urbaines et donc plus anonymes. Dans ce cas, l’identification de la famille à l’entreprise sera moindre. Cet effet se trouve confirmé par le fait que les petites entreprises familiales, et celles qui réalisent une part plus importante de leurs activités en Suisse, réduisent moins leur effectif.
Cette situation s’oppose à celle des entreprises plus internationales et de plus grande taille qui ont une fraction plus importante de leur personnel à l’étranger et où le lien émotionnel peut être moins important en raison de la distance et de la taille.
Une réponse aux problèmes de main-d’œuvre
Il y a beaucoup à dire sur les entreprises familiales, car elles ont tendance à offrir de meilleures conditions de travail. Elles créent un lien plus fort avec leur main-d’œuvre et semblent plus résistantes au fil du temps. À une époque où les crises se succèdent, cela est clairement favorable aux employé·e·s. En même temps, les entreprises familiales sont innovantes, flexibles et attentives à leurs employé·e·s.
Les entreprises familiales semblent donc offrir des conditions idéales à l’heure où beaucoup, notamment les jeunes générations, recherchent un but, une compréhension et des solutions aux problèmes à long terme. Par conséquent, les décideurs politiques pourraient étudier les caractéristiques uniques de ces entreprises pour concevoir des réponses aux problèmes de main-d’œuvre après les récentes crises et la grande démission.
Jean-Philippe Weisskopf, Professeur associé de finance, EHL Hospitality Business School, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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