Pas évident, en cette ère de libéralisme débridé, de trouver un optimiste voulant réconcilier nature et économie. Triple doctorant, chercheur et entrepreneur à la trentaine fraîche, Idriss Aberkane fait partie de ceux qui disent haut ce qu’ils pensent et appliquent ce qu’ils disent. L’étude des frontières et les zones de concomitance entre nature, économie et patrimoine humain lui inspire le modèle économique d’une société plus juste et respectueuse du vivant.
Idriss Aberkane : Il faut arrêter d’opposer économie et écologie. Ce n’est bon ni pour l’un, ni pour l’autre. Il faut les marier. Le mot économie vient d’écologie, au départ. Le mot économie a été inventé par les physiocrates du XVIIIe, avant Adam Smith, qui s’intéressait à la façon dont on extrayait les ressources d’un domaine ; par exemple du blé, des forêts, des rivières…
Ces économistes, notamment avec Louis Kenneth, ont appelé leur métier économie. Et ce mot provient aussi des abbayes. Economa désigne l’abbé qui fabriquait sa bière, calculait combien il allait en vendre pour financer les travaux de l’abbaye, etc. On a ensuite opposé économie et nature pendant la révolution industrielle, car on s’est dit que la nature représentait un monde arriéré et qu’on pouvait faire mieux qu’elle. Pourtant, la nature est le meilleur modèle de prospérité économique sur Terre. Point. C’est une business school, elle fait des marges, elle est incroyablement rentable, car elle respecte une règle de base : l’énergie que cela me coûte pour aller chercher la nourriture doit être inférieure à l’énergie que cela me rapporte. Sinon, je meurs. Et tous les organismes vérifient cette propriété. Les végétaux la vérifient en consommant très peu d’énergie. Les animaux à sang chaud dépensent plus d’énergie donc se nourrissent plus souvent. Etc. Et la nature a tellement de marge énergétique. Exemple, ce téléphone est déchargé en fin de journée, disons, l’équivalent de mourir de faim. Il meurt de faim en fin de journée. Vous et moi, il nous faut 33 jours pour mourir de faim.
Vous comparez la nature à un système technologique supérieur et durable, et évoquez l’importance du biomimétisme. Est-ce que le monde de l’entrepreneuriat est prêt à partager cette vision ?
C’est déjà le cas. Airbus s’est rendu compte qu’en faisant les formes des ailes un peu relevées, en imitant les ailes des aigles, ils économisaient du carburant car cela réduit les turbulences. De plus en plus de boîtes se rendent compte que la nature possède des technologies qui peuvent leur faire gagner des millions, voire des milliards. Airbus a un pôle biomimétisme pure inspiration, Samsung étudie les petites seiches, Mercedes a lancé la Bionic Car, une voiture bioinspirée.
Le biomimétisme a toujours été là, on a imité les termites dans les constructions et la tour Eiffel, à l’époque industrielle, était un bâtiment bioinspiré car ses pieds porteurs s’inspiraient du fémur humain. Donc, aujourd’hui, effectivement, on n’est pas encore arrivé à ce que je considérerais comme un réel succès – et qui sonnerait la fin de ma mission et de celle des personnes avec qui je la partage. Quand les chefs d’État préféreront trouver plus de biodiversité que de pétrole sur leur terrain… là c’est bon, on aura gagné.
La nature est le plus gros gisement de connaissances sur terre. Le problème est que nous la voyons comme un objet matériel. Encore une fois parce que la nature, c’est ce que l’on mange ou ce qui peut nous manger. Mais c’est avant tout un objet intellectuel et, pour les Indiens, spirituel. L’intellectuel est le chaînon manquant entre le matériel et le spirituel. Et par exemple, un chimpanzé, si on lui file un bouquin, il va le voir comme un objet physique. Pourtant, les lettres codent une information. Il faut que l’on arrête d’être des chimpanzés face à la nature !
De nombreuses sociétés se sont inspirées de la nature et ont vécu en cherchant une symbiose avec elle. On pourrait citer notamment les arts martiaux chinois imitant les mouvement des animaux. Mais il n’y avait pas cette notion de profit et d’économie ?
Il faut toujours commencer quelque part. Les gens veulent toujours monter toutes les marches en même temps. On sait que le changement, même s’il se fait parfois par révolution, est fondamentalement incrémental, il faut escalader les marches une par une. Pour l’instant, l’urgence, c’est que la nature est détruite à l’heure où l’on parle. Cela, c’est l’urgence immédiate et on pourrait la sauver. Souvent, on m’a reproché de parler argent avec la nature. J’ai toujours répondu que moi, je n’essaie pas de convaincre le mec qui va au marché avec ses Tupperware car il fait déjà un geste pour la nature. Je n’ai pas besoin de le convaincre. Ceux que j’essaie de convaincre, ceux à qui j’essaie de « prendre des parts », ce sont ceux qui détruisent la nature.
Pour cela, il faut parler leur langage, parler de bas de bilan et de comptabilité. Leur dire : en six mois je peux vous montrer comment vous aller gagner encore plus d’argent si vous ne détruisez pas la nature. C’est la première étape, car c’est la plus urgente. Là, tout de suite, quand on va voir un chef d’État au Brésil, il faut expliquer à tous les mecs de l’industrie du lobby du bétail, que détruire la forêt amazonienne fait perdre de l’argent. Si vous l’expliquez bien, ils arrêtent.
Ce sont plutôt les micro-États qui le comprennent pour l’instant. À l’Île Maurice, la présidente a affirmé que « la biodiversité est plus importante que le pétrole », elle a arrêté de planter de la canne à sucre qui détruit les sols. Je suis d’accord que dans le terme de l’idéal, il faut aller beaucoup plus loin. En terme d’instantané, d’ici et maintenant, parler de bilan est la seule manière de sauver la nature.
Vous avez parlé dans vos conférences de la configuration circulaire de la cité de Bagdad au IXe siècle – dont Apple s’était peut être inspiré pour son nouveau pharaonique QG. Est-ce que, peut-être, nos ancêtres avaient compris quelque chose qui nous échappe ?
Sans doute. Je ne suis pas non plus partisan de l’idée d’un âge d’or où l’humanité était meilleure, mais je pense effectivement qu’il y a des connaissances et des sagesses que l’on a perdues.
Prenons un exemple simple de la bioéconomie, avec ce proverbe, « l’argent n’a pas d’odeur ». Celui-ci est né avec l’empereur Vespasien venu après Néron. Au passage, je dis dans mes conférences que l’ego est le premier destructeur de valeurs dans un projet. Si on veut tuer un projet, il faut prendre quelqu’un qui met le projet au service de son ego, le mauvais patron, c’est ça, le bon, c’est celui qui met son ego au service de projet. Dans notre cas, pour résumer, disons que Néron a mis Rome au service de son ego et Vespasien a mis son ego au service de Rome. Vespasien était un général pragmatique, il a voulu assainir Rome contre la malaria et le typhus. Pour ça, il a crée les toilettes publiques. Et il vendait l’urine. C’est comme cela qu’il faisait de l’argent, alors que nous nous faisons plus souvent payer les utilisateurs des toilettes. Lui, 2000 ans avant nous, il avait un business modèle qui marchait très bien. Un jour, son fils lui a dit, en gros, ‘tu es empereur, c’est un peu la honte, ton business de départ, c’est la pisse’. Vespasien en avait marre d’être repris toutes les cinq minutes. Un jour, il lui montre une caisse remplie de monnaie et lui dit : « Va sentir l’argent ». Son fils lui répond que cela ne sent rien. Cet argent représentait la recette de la vente d’urine au tanneur. C’est de la que vient l’expression : « L’argent n’a pas d’odeur ». Ce que nous apprend cette tradition romaine, c’est l’équation « déchet + connaissance égalent richesse ». C’est l’équation fondamentale de l’économie circulaire et la bio économie. Tout déchet est un gisement.
Certaines personnes diront « oui, c’est un gisement à condition de savoir l’exploiter, il faut des subventions publiques ». Eh bien, non, c’est réellement, intrinsèquement profitable. Là aussi c’est du biomimétisme, pourquoi ? Parce que dans la nature, il n’y a pas de déchet. Quand les feuilles d’arbres tombent, on n’organise pas de ramassage, on ne subventionne pas les vers de terre. Donc, dans la nature, les déchets des uns sont les achats des autres, elle vend ses déchets à la criée. ‘Qui veut mon déchet ?’ Comme plein d’espèces regardent le déchet, une finit par l’exploiter. C’est très intéressant, car il n’y a pas de silos. Chez nous, les humains, chaque industrie travaille dans son coin et elle accumule parfois des choses. Mais si on organisait un speed-dating des déchets, tous les déchets pourraient être réutilisés. Je dis bien tous.
Cela, c’est quelque chose que Vespasien connaissait et que, sans doute, d’autres connaissaient. Les Chinois, au départ, plantaient des mûriers pour régénérer les sols, prévenir la désertification. Il faudra attendre quasiment un millénaire pour que les Chinois utilisent la soie qui était un déchet. C’était resté sur l’arbre, personne n’en voulait. La légende veut qu’une impératrice ait fait tomber un cocon dans sa tasse de thé et qu’elle en ait tiré un fil interminable, puis qu’elle ait cherché à en faire quelque chose.
Cette histoire de la soie chinoise pourrait être utilisée pour la soie des moules, les moules utilisent une soie pour coller au rocher, cette soie est tissable, on peut en faire des gilets pare-balles, mais on la jette. Donc oui, ces sagesses anciennes sont d’actualité. Pourquoi ? Parce que la sagesse est immortelle. Mon prochain livre sera dessus : biomimétisme et nature.
Prévu pour quand ?
Ah, la question qui fâche, c’est comme demander sa taille et son poids à une fille (rires) ! Le problème des thèses et des livres, c’est que sur le plan psychologique, c’est un travail de longue haleine, alors cela passe toujours à la trappe. Dès qu’il y a un truc un peu plus important, faire les courses, aller à l’administration, écrire pour Le Point…
Parmi vos différentes activités, vous avez créé une société de microcrédit au Sénégal. Quel est ce projet ?
J’ai créé une micro-venture capital. Nous aidons les femmes à créer des micros-sociétés maraîchères en prenant des parts dans leur société, ce qui fait qu’elles n’ont rien à rembourser. La différence entre un crédit et une prise de participation, c’est que dans une prise de participation, on ne peut se rembourser qu’en dividendes. Un crédit, on doit le rembourser, que l’on soit bénéficiaire ou non. C’est beaucoup moins risqué de faire du microcrédit car on est toujours remboursé, contrairement au micro-venture capital. Et donc on essaye ça, on a planté plus de 20 000 arbres, des moringas.
Le problème de cette activité, c’est que cela se fait sur le long terme. Cela fait sept ans que l’on bosse, mine de rien. Le problème n°1 de l’Afrique c’est que tout est lent, faute aux infrastructures. Le problème vient de la mentalité des élites en Afrique, qui est extraordinairement méprisante. Les élites africaines n’ont aucune confiance en leur propre peuple, ce mépris est frappant. Il y en avait, mais elles ont disparu soit par assassinat, soit par écartement de la vie politique. En plus de la mentalité héritée de certaines dictatures, il existe aussi des petits effets pervers. Par exemple, les banques africaines sont sur du liquide, contrairement aux banques européennes qui sont à deux doigts de l’illiquidité. Elles ont ainsi beaucoup plus de cash que de prêt. Du coup, à qui prêtent-elles ? Au nord. Il faut bien comprendre que l’économie africaine finance l’économie des pays riches. Le système bancaire africain, dans son intégralité, finance les pays riches. Quand je vais au Sénégal, obtenir un prêt d’une banque sénégalaise, ce n’est même pas la peine d’y penser ! Les agences sur place travaillent avec les sociétés étrangères et pas avec le local.
Comment voyez-vous l’opposition actuelle entre écologistes et partisans d’une économie libérale ?
En fait, le deuxième grand mensonge de la révolution industrielle, c’est « Nature ou emploi, il faut choisir ». Quand on le dit, on se rend compte que c’est stupide. Mais intrinsèquement, là où il n’y a pas d’emplois, c’est la campagne. Là où il y a de l’emploi, c’est la ville, la nature est absente. On a grandi avec cette idée-là, qu’on n’aurait pas les deux en même temps. Mais après tout, cela ne fait que six ou sept générations, c’est pas beaucoup. L’humanité a dix mille générations.
En réconciliant nature et économie, on peut faire beaucoup d’argent ; mais le débat écologique est biaisé à cause de cela. On assiste à une guerre de tranchées stupide entre les verts et les gris. Les gris disent : « Il faut de l’emploi ! », les verts disent : « Il faut de la nature ! » Quiconque arrive au milieu des tranchées en disant : « Arrêtez de vous battre ! » se prendra des coups de fusil des deux côtés. C’est ce qui s’est passé avec Gunter Pauli (entrepreneur et inventeur de l’économie bleue). Imaginez en 14-18, quelqu’un arrive en disant « arrêtez de vous battre, nous allons construire l’Europe ! » Parce que la guerre de 14-18 n’a servi à rien…
Ou à préparer la deuxième…
Voilà, c’est dingue, 17 millions de morts pour s’offrir un abonnement à la Deuxième Guerre mondiale puis la guerre froide. Sachant, que c’est également la grande guerre qui a créé la Révolution communiste. Il n’y aurait jamais eu les communistes qui ont pris le pouvoir ni en Russie ni plus tard en Chine, s’il n’y avait eu cette guerre. Donc cette guerre n’a servi à rien, c’est la guerre la plus inutile de l’histoire de l’humanité. Les Allemands et les alliés n’étaient d’accord sur rien d’autre que sur l’importance de se faire la guerre. Si quelqu’un était arrivé, il se serait pris des coups de fusil.
Aujourd’hui, il y a une guerre de tranchées entre verts et gris et cela a forgé nos sphères politiques et académiques, avec des vicieux des deux côtés… Ne croyez pas que les écologistes soient moins agressifs. Les pires attaques essuyées par Gunter Pauli venaient des écolos : « Qu’est ce-que c’est que ce type qui parle de bilan et de rentabilité ? »
Gunter Pauli voulait capter le carbone avec une algue, la spiruline… Les écolos lui ont dit : « Il ne faut pas la vendre. Parce que c’est mal de vendre !» Si c’est mal de vendre, ok (rires). Je ne suis pas rentré dans le détail, mais voilà deux grands mensonges. Si on s’attaque à ces deux mensonges, on sauve le monde.
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