Ce samedi 25 mars 2017, l’Union européenne a fêté le soixantième anniversaire du traité de Rome. Difficile d’imaginer, dans ce contexte, que les partis d’extrême droite et d’extrême gauche en Europe menacent avec toujours autant de virulence de s’en prendre à l’UE. Le danger, aujourd’hui, est que les réjouissances risquent de ne pas convaincre au-delà de la communauté des optimistes de l’intégration.
L’heure de la résignation n’a cependant pas encore sonné. D’abord parce que le populisme ne s’est pas emparé du pouvoir national, ni en France qui garde espoir que le pays ne tombe pas aux mains du Front national lors des élections présidentielles de mai 2017, ni aux Pays-Bas, où le candidat anti-européen Geert Wilders donné favori aux élections législatives de mars 2017 a finalement perdu. Mais aussi parce que l’UE est résiliente : l’expérience semble montrer qu’elle sort toujours grandie des crises qui la frappent.
Cela étant dit, les crises qui secouent l’Union sont aussi, et peut-être surtout, de nouvelles interrogations sur le sens qu’il faut donner à l’intégration. Y répondre est nécessaire si l’on veut refonder l’Europe. Le faire par la seule sortie du système européen est probablement une erreur. S’il est possible de divorcer de l’UE – le Brexit le prouve –, encore faut-il comprendre ce qu’on y laisse. Pour l’instant, la stratégie de Theresa May consistant à durcir la négociation en donnant l’illusion de maîtriser les enjeux d’un hard Brexit démontre que cet inventaire n’a pas été fait.
Le marché, une fabrique de solidarité
Peut-être serait-il bon, dans ce contexte, de ne plus prendre pour acquis cet instrument (devenu clivant) qu’est le marché intérieur. Ou, à tout le moins, de réexpliquer qu’il n’est pas simplement un espace d’échanges économiques. En libérant les flux commerciaux des barrières étatiques, la libre circulation brouille les territoires nationaux, traditionnellement confinés dans leurs frontières et soumis à leur propre politique. Ce marché intérieur là fabrique de la solidarité, plus seulement entre les nationaux, mais aussi entre les États.
Quand on reconnaît en France un diplôme de dentiste obtenu en Hongrie, cela signifie, en pratique, que la formation délivrée dans les deux pays est équivalente – pas tout à fait la même, c’est vrai, mais sûrement pas assez différente non plus pour bloquer le diplôme à la frontière nationale. En réalité, la reconnaissance du diplôme va bien au-delà d’une simple opération matérielle facilitant l’accès à un marché de l’emploi : elle reflète, en droit, le fait que l’UE a réussi à faire du marché intérieur un espace dans lequel la mobilité est un atout, et plus un problème.
Si les peuples sont pris par la lassitude de l’intégration par le marché, et voient dans cet anniversaire le temps venu du grand chamboulement, il faut se rappeler, et on le voit bien, que le marché intérieur reste, à ce jour, un accomplissement unique au monde. Il est aussi devenu difficile de s’en passer, parce qu’il est devenu en soixante ans, un mode de vie, un trait distinctif de l’identité de l’Union.
Le libre-échange sur la sellette
Ce marché européen, né de l’ambition de fusionner les économies nationales, désigne un espace sans frontières intérieures, dans lequel circulent librement les marchandises, les services, les capitaux et les personnes. Aujourd’hui, cette libre circulation est une idée systématiquement contestée. Pour ses détracteurs, elle porte en elle – à tous les niveaux – les maux de la mondialisation et les horreurs du dumping social ou environnemental. Le marché intérieur divise aujourd’hui, alors même qu’hier il a mobilisé pour éliminer le venin protectionniste des frontières qui menait, selon les mots de Robert Schuman, systématiquement à la guerre.
L’air du temps veut que l’on ignore sciemment les réalités tangibles dans le débat politique. Il est parvenu à nous faire croire qu’il est naturel de s’affranchir de nos engagements pour retrouver des temps meilleurs, bien hypothétiques. Au niveau international, le libre échange n’est ainsi plus une évidence, comme l’attestent les fortes oppositions au CETA et au projet de traité transatlantique. Importer des marchandises ne tombe plus sous le sens : « Autant les fabriquer chez nous », pensent de nombreux citoyens pour résorber le chômage. Pourquoi faudrait-il accepter la libre circulation des personnes, autant d’étrangers à intégrer quand les budgets ne suffisent déjà plus à subventionner la misère nationale ?
Au niveau européen aussi la libre circulation – principe actif du marché unique – dérange et divise plus sûrement qu’elle ne fait rêver. C’est bien la mise en œuvre de la libre circulation des personnes qui a coalisé une majorité de Britanniques en faveur du Brexit.
Au niveau national enfin : c’est bien l’idée même de libre circulation, quand ce n’est pas pas sa pure mise en œuvre, qui cristallise les oppositions partisanes dans l’arène politique française, néerlandaise, britannique, allemande etc. Les programmes électoraux de certains candidats à la présidentielle française ne cachent plus ni leur volonté de retrouver une monnaie nationale et une frontière douanière propre, ni leur hantise de voir venir des chercheurs d’emploi là où le marché du travail est plus clément, ni même leur aversion à voir une entreprise étrangère perturber le jeu des entreprises locales.
Ces mauvaises langues oublient (ou décident de s’en affranchir quitte à la réecrire) la charge historique de la construction du marché intérieur. Car ce marché intérieur est bien un espace d’opportunité sans précédent. Sa constitution en 1957 s’est faite dans le giron du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade). Le marché intérieur était en quelque sorte le petit frère de cette logique de libre-échange par le désarmement douanier, bien qu’il soit aujourd’hui une zone d’intégration économique plus poussée. Le libre-échange a peu à peu englobé toutes les relations internationales, bien au delà du commerce, dans une mondialisation des modes, des loisirs, des manières de travailler et des crises.
A saute-frontières
L’UE reflète cette mondialisation, sans hésitation conceptuelle. Mais elle est allée beaucoup plus loin en construisant sa légitimité sur le franchissement de la frontière. La disparition des postes douaniers, qui génèrent files d’attente et tracasseries administratives virant parfois à l’opposition belliqueuse, est une évidence dans l’Europe. Souvent en ruine, ces points de passage n’ont plus d’existence légale parce que le droit de l’UE institutionnalise le laissez-passer dans ces zones entre les États membres. Le citoyen européen ne ressent plus le passage de la frontière ; à peine voit-il changer le nom de son opérateur de téléphonie mobile au fil de ses voyages ; même les frais d’itinérance ont vocation à disparaître.
L’euro rend encore plus facile le passage de la frontière, parce que tout consommateur peut acheter sans conversion de monnaies et parce qu’il est aussi capable de comparer les prix de part et d’autre de la frontière. On fête aussi les 30 ans d’Erasmus. Les étudiants ont bien compris l’avantage de passer un semestre d’études dans un autre État membre ; ils peuvent ensuite rentrer dans leur État d’origine et faire valoir leurs études sans repasser d’examen spécifique ou subir des politiques de notation divergentes. Erasmus est un passeport qui permet de convertir en crédits un apprentissage académique, même s’il est différent de celui délivré par l’université d’origine.
Un patient peut aussi circuler librement et acheter les médicaments dont il a besoin, en produisant une ordonnance de son médecin, lorsqu’il est en vacances dans un autre État. Il peut aussi trouver un traitement médical qui n’existe pas chez lui en bénéficiant du remboursement de sa caisse de Sécurité sociale.
Le marché intérieur est donc un espace de reconnaissance mutuelle des législations nationales, qui crée un espace commun aux individus. 60 ans après le traité de Rome, les situations nées de la création d’un espace économique juridiquement intégré et économiquement interconnecté sont légions. Encore faut-il accepter, plutôt que de postuler, la banalisation des frontières. La question que cette opération pose n’est autre que celle de savoir dans quel monde nous souhaitons, en tant qu’Européens, vivre. Assumons-nous l’ouverture de nos pays et de notre région du monde pour en faire une arme de consolidation du bien commun mondial ? Ou décidons-nous d’assumer une nouvelle forme d’égoïsme, que celui-ci soit structurel ou conjoncturel ?
Dans tous les cas, le marché intérieur est une notion qui dépasse l’horizon de ses propres critiques : il est, en fin de compte, un mode de vie. Il ouvre les pays les uns aux autres, créant des liens entre eux. Le « non-national » n’est plus un « simple » étranger. Quand il est un citoyen européen, il doit pouvoir considérer qu’il est chez lui dans l’ensemble des États de l’Union. La diversité devient, à l’évidence, une richesse, pas un handicap.
C’est là un succès de l’UE qui mérite d’être applaudi ou qui, en tout cas, se prête peu aux critiques de mauvaise foi.
Frédérique Berrod, Professeure de droit public, Sciences Po Strasbourg — Université de Strasbourg; Antoine Ullestad, Doctorant en droit de l’Union européenne, Université de Strasbourg et Louis Navé, Doctorant en droit de l’Union européenne, Université de Strasbourg
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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