Le phénomène du crowdfunding – ou financement participatif – s’installe en France en 2007. L’apparition et le succès à l’échelle nationale d’une plateforme spécialisée dans le domaine de la musique, MyMajorCompany, lance une nouvelle dynamique pour un secteur émergeant au niveau international. Dès l’année suivante, d’autres acteurs surgissent. Parmi les plus importants et faisant aujourd’hui figure de leaders sur le marché hexagonal, naissent Babyloan (2008), KissKissBankBank (2009) ou Ulule (2010).
L’engouement suscité par ces plateformes auprès des publics est immédiat et grandissant. Alors que la France compte déjà 28 plateformes en 2012, 150 sont répertoriées en 2015 par la Base de données du crowdfunding. Selon une étude menée par Jeremy Vachet, les sommes collectées passent entre ces deux dates de 23 à 154 millions d’euros, donnés, prêtés ou investis par 1,3 million de contributeurs auprès de 64 500 projets mis en ligne depuis le lancement des plateformes (baromètre du crowdfunding 2015), donnant une idée de l’ampleur actuelle du phénomène.
Quelle médiatisation du crowdfunding ?
Les médias ont été des acteurs clés du développement du secteur. Ils se sont saisis de ces pratiques et usages nouveaux portés par les entrepreneurs et internautes, et les ont relayés, expliqués voire légitimés auprès du grand public. Les mots utilisés par les journalistes pour rendre compte du phénomène sont révélateurs de la signification et de la position qui lui sont accordées dans la société par les médias : comment le crowdfunding y est-il perçu ? Faut-il le considérer comme une alternative ou plutôt comme un complément au financement de la culture et des médias ? Peut-on y voir un nouveau soutien à l’indépendance, en tension avec les logiques commerciales dominant les secteurs artistiques ou journalistiques ? Enfin, y perçoit-on un renouvellement et une démocratisation de la figure du mécène ?
Pour répondre à ces questions, nous avons mené une analyse lexicométrique de ces représentations du « crowdfunding » ou du « financement participatif » dans la presse quotidienne nationale française, à l’aide du logiciel d’analyse textuelle Iramuteq (développé par Pierre Ratinaud, Université de Toulouse). Basée sur le repérage des cooccurrences lexicales multiples, la méthode utilisée permet de définir non seulement les mots récurrents mais aussi et surtout leurs relations, formant des réseaux de significations mis en place dans le discours médiatique, que l’on peut qualifier d’univers lexicaux.
Au total, 1 685 articles de presse ont été analysés. Le choix s’est porté sur des articles mentionnant les termes « crowdfunding » ou « financement participatif », publiés entre le 1er janvier 2007 et le 31 décembre 2015 dans huit quotidiens nationaux français (Le Figaro, Le Monde, L’Équipe, Le Parisien–Aujourd’hui en France, Les Échos, La Croix, Libération et L’Humanité). Cette enquête prend place dans le cadre du programme de recherches Collab, financé par l’Agence nationale de la recherche et portant sur le crowdfunding et le crowdsourcing dans les industries culturelles.
En voici une synthèse graphique des résultats, sur laquelle apparaissent les principaux mots utilisés pour en parler, leurs relations de proximité ou au contraire la distance qui sépare certaines de ces représentations médiatiques.
Chaque couleur formalise une classe lexicale, soit un groupe de mots systématiquement employés ensemble pour parler du crowdfunding.
Le renouvellement de la figure du mécène
Une partie du discours (en violet) est spécifiquement centrée sur le processus même du financement participatif : son fonctionnement, ses campagnes, les projets, les sommes récoltées et les plateformes, dont les deux plus importantes en France, KissKissBankBank et Ulule. Mais ces discours réactivent aussi sur le devant de la scène médiatique la figure du mécène.
La figure du mécène (102 occurrences), et plus largement la logique du mécénat (119), sont assez représentatives du discours sur le crowdfunding. Afin de distinguer le crowdfunding de ce type de financement plus ancien de la culture, diverses expressions sont mobilisées par les journalistes, comme par exemple « mécénat populaire », « mécénat participatif » ou « mécénat 2.0 », modernisant une pratique jugée archaïque et élitiste (voir les résultats détaillés de l’analyse sur le site du projet Collab). Elle servirait dès lors de levier tant aux administrateurs et localités pour faire connaître le lieu concerné par la campagne de dons, qu’aux citoyens engagés dans la restauration d’un lieu délaissé par le financement public. En effet, le crowdfunding est mentionné comme une alternative à la baisse drastique des subventions accordées par l’État, ou comme un complément à son désengagement progressif sur ce terrain.
Le crowdfunding dans les industries culturelles et créatives et au secours des patrimoines locaux
Une seconde partie du discours médiatique (en rouge) s’attache à mettre en lumière la manière dont le crowdfunding vient promouvoir les initiatives locales et le patrimoine culturel de différents territoires. La sauvegarde du patrimoine culturel et la valorisation du local peuvent désormais passer par des campagnes de financement participatif, complémentaires ou se substituant, en cas de désintérêt de la part des autorités publiques, aux investissements de l’État.
Cet ancrage local et patrimonial concerne aussi très directement la presse quotidienne régionale, comme en atteste la présence significative de l’expérience de financement participatif de Nice-Matin lors de sa reprise. D’ailleurs, une autre classe de discours, distincte mais très proche de la précédente (en turquoise), est spécifiquement centrée sur le crowdfunding culturel, avec le retour de la figure de l’« indépendant ».
Alors que la production d’œuvres culturelles et « créatives » (musique, cinéma, web-séries, documentaires, photographie, édition littéraire/BD, jeux vidéo) via les plateformes de crowdfunding recueille de plus en plus de succès sur le web, trois aspects se distinguent au sein de cet univers de discours : soit le financement participatif s’intègre au modèle traditionnel de financement de la culture et de la création ; soit il apparaît comme un complément nécessaire à des financements traditionnels jugés en déclin (l’État pour la France, le « grand » mécénat pour les États-Unis) ; soit il représente une véritable révolution, et donc alternative, au modèle chancelant des industries culturelles traditionnelles et à leur oligopole éditorial. C’est au sein de ce type de discours que l’on retrouve une mise en scène et en mots de la figure de « l’indépendant ».
Les plateformes représenteraient ainsi un élément fédérateur, « cimenteraient » l’activité indépendante en un nouveau pôle fort du secteur culturel, alors que cette dernière se trouvait jusque-là atomisée en une multitude de structures éparpillées limitant leur puissance face à l’oligopole des majors. En donnant la parole aux dirigeants des plateformes, un discours de « liberté » s’instaure dans les quotidiens nationaux français autour de la question de la création et de la production culturelle. La logique du « don » est portée à l’étendard. Elle est considérée comme seule forme désintéressée de financement de la culture, et donc comme unique voix garantissant une véritable « indépendance » artistique, éloignée de la standardisation du circuit commercial traditionnel.
Le patron de KissKissBankBank va jusqu’à comparer le modèle de sa plateforme au « do it yourself des punks » et au « peer-to-peer des premiers hackeurs ». Il reprend en ce sens le discours émancipateur des premiers thuriféraires d’Internet et augure un rééquilibrage des pouvoirs envers un public dorénavant transformé en consommateur-producteur.
Le crowdfunding, une opportunité pour chacun
Se développe également un récit ancré dans la vie des gens (en bleu). Celui-ci insiste sur le fait que le crowdfunding concerne l’ensemble du corps social et participe à changer la société par le renforcement d’une nouvelle forme d’égalité des chances. En réinscrivant le crowdfunding dans un environnement sociétal plus large, cette représentation médiatique laisse transparaître un discours émancipateur lié à la pratique du financement participatif. En contournant le système – politique, capitaliste – préexistant, qui prône individualisme et cupidité, le crowdfunding inaugurerait une société plus égalitaire et solidaire, dans laquelle chacun.e trouverait sa place.
Mais ces changements ne seraient rendus possibles que par le développement des NTIC et les multiples innovations qui en découlent (mots en rose sur le graphique), censées bouleverser notre quotidien dans un avenir plus ou moins proche. Ce discours médiatique-là se caractérise par les nombreux projets (considérés comme) innovants, ayant majoritairement trait à l’impression 3D et à la réalité virtuelle, ainsi qu’au développement d’objets connectés ou de diverses applications à retombées sociales, écologiques voire économiques (la publicité via les réseaux sociaux et le traitement des data) élaborés grâce à des campagnes de financement participatif.
Le crowdfunding, une alternative économique opportune
Ces nouvelles technologies, qui ont permis le développement du financement participatif, sont considérées comme générant de plus en plus de profits et offrant de nouvelles opportunités de croissance des marchés (en vert). Parallèlement, les plateformes de crowdfunding représentent des alternatives à l’investissement, par le biais de prêts à taux avantageux envers particuliers et entreprises soutenant le développement du capital (en gris). Cet ancrage économique et financier de la représentation médiatique du crowdfunding structure ainsi un quatrième type de discours. Y est posée la nécessité que les autorités mettent en place des réformes pour mieux contrôler le secteur, comme elles ont pu le faire dans d’autres pays (loi américaine Jobs Act d’avril 2012), afin de le stabiliser et favoriser son expansion.
Les investissements croissants faits en France dans la levée de fonds et la capitalisation de projets entrepreneuriaux innovants via le crowdfunding amènent enfin les médias à le considérer comme un dispositif non seulement sérieux, mais surtout plus responsable et solidaire, tantôt complément, tantôt alternative au financement bancaire dans le cas d’entreprises considérées comme trop à risques.
Le crowdfunding, et ses multiples formes (donation-based, reward-based, lending ou equity), suscite donc des espoirs depuis son apparition en France en 2007. Malgré certains discours méfiants lors de ses premières années d’existence, la presse quotidienne nationale reste majoritairement enthousiaste envers ce modèle alternatif d’accès au capital, censé promouvoir et soutenir la création au sein de ce que nombre de ses acteurs nomment l’« économie créative », qu’ils considèrent comme un nouveau paradigme pour nos sociétés.
Alix Bénistant, Doctorant en sciences de l’information et de la communication au CEMTI, Université Paris 8 ; chercheur contractuel au CREM, Université de Lorraine et Emmanuel Marty, Maitre de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Nice Sophia Antipolis
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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