La lancinante question de la réforme des retraites reste invariablement associée au recul de l’âge de liquidation des droits. Pourtant, les chances de poursuite d’une activité professionnelle au-delà de l’âge de 60 ans restent très fortement liées à la santé des seniors.
En 2021, plus d’un tiers des salariés français estiment que le travail détériore leur santé, contre seulement 23% en Europe. Les expositions au bruit, à la poussière, aux produits chimiques ou aux agents infectieux, au port de charges lourdes et aux mouvements répétitifs des mains figurent parmi les contraintes physiques les plus discriminantes en France d’après Eurofound.
De plus, depuis une trentaine d’années, le travail se densifie, les rythmes s’accélèrent, l’autonomie se réduit. D’après l’enquête européenne sur les conditions de travail de 2015, l’environnement social du travail (perception du management, aide et soutien des collègues, des managers, comportements sociaux, discrimination et climat social en général) est d’ailleurs devenu une contrainte majeure, la France se situant dans les dernières positions parmi les pays de l’Union européenne à l’aune de ce critère-là.
Il est fort à parier qu’en cas de nouveau recul de l’âge de la retraite, certains de ces salariés n’auront pas la capacité physique, voire psychique, de se maintenir en emploi à des âges plus avancés. D’ailleurs, la réforme des retraites de 1993 (allongeant la durée de cotisation) avait dégradé la santé perçue des personnes peu diplômées, plus enclines à connaître des carrières physiquement pénibles.
Quelles sont alors en France les conséquences de la retraite sur la santé physique et mentale et comment tenir compte, de façon précise, de l’exposition à des conditions de travail physiques et psychosociales dégradées au long de la carrière professionnelle dans cette relation ? C’est à cette question que nous répondons dans notre dernier article publié dans la revue Annals of Economics and Statistics.
Deux hypothèses concurrentes et très intuitives coexistent dans la littérature traitant du rôle de la retraite sur l’état de santé.
« Retirement Blues » ou une retraite bien méritée ?
Dans un pamphlet particulièrement virulent à l’endroit de la médecine du XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau estime que « la tempérance et le travail sont les meilleurs médecins de l’homme ». Il est utile de rappeler que les personnes en emploi sont en moyenne en meilleure santé que celles ne travaillant pas.
Assez naturellement donc, la première hypothèse suppose que la sortie du marché du travail conduit à une perte de rôle social, une réduction du capital social et donc une détérioration de la santé (renforcée par une perte en termes de niveau de vie). Des anglicismes, tels que « retirement blues » ou encore « unhealthy retirement », traduisent cette situation de manière particulièrement explicite.
L’environnement de travail apparaît également plus stimulant sur le plan cognitif que la retraite. Plusieurs auteurs corroborent cette hypothèse et mettent en évidence l’influence négative de la retraite sur les capacités cognitives, les maladies chroniques, la dépression ou la mobilité.
A contrario, la seconde hypothèse postule que la retraite peut libérer des individus de situations de tensions professionnelles et peut donc améliorer leur état de santé à court terme. Ce cercle vertueux peut être durable si les individus ont la capacité d’investir dans leur santé. Ainsi, de nombreuses études empiriques internationales démontrent que la retraite est bénéfique pour la santé en Europe et aux États-Unis.
Comment alors trancher entre ces deux hypothèses ? En réalité, l’effet net de la retraite dépend grandement du moment auquel elle intervient. L’effet positif reste souvent associé à une retraite anticipée, et concerne principalement les individus ayant commencé leur carrière tôt et très exposés à la pénibilité du travail, réputée pour avoir des effets de long terme sur l’état de santé, en France comme à l’étranger.
En France, la probabilité de se déclarer en mauvaise santé est significativement plus faible pour les retraités que pour les individus qui restent en emploi à des âges avancés. Les travailleurs qui prennent leur retraite le plus tôt possible améliorent notamment leurs capacités cognitives.
Le rôle protecteur de la retraite
À partir de données rétrospectives issues de l’enquête Santé et itinéraire professionnel (2006, 2010) de la Drees et la Dares, notre étude, qui reconstitue l’intégralité des expositions passées aux conditions de travail pour chaque année de vie professionnelle, confirme ces effets.
Ces conditions de travail, dont le rôle est étudié spécifiquement dans cette étude, sont de deux ordres : physique (travail de nuit, travail répétitif, travail physiquement exigeant et exposition à des produits toxiques ou nocifs) et psychosocial (plein emploi des compétences, travail sous pression, tensions avec le public, reconnaissance du travail à sa juste valeur, conciliation travail et obligations familiales, bonnes relations de travail avec mes collègues). Nous construisons ainsi deux indicateurs synthétiques et considérons une personne comme exposée si son degré d’exposition est supérieur à la moyenne.
Comme attendu, le rôle protecteur de la prise de retraite reste très prononcé parmi les personnes dont le travail a été éprouvant. Pour les personnes confrontées à des contraintes physiques, la retraite améliore principalement la santé générale, tandis que pour les personnes ayant subi des contraintes psychosociales, elle diminue plus sensiblement l’anxiété et la dépression.
En particulier, on observe les effets les plus visibles de la retraite dans la population masculine peu qualifiée et exposée à des contraintes physiques, pour laquelle on enregistre une diminution de 21,2 points de pourcentage (pp) de la probabilité de se déclarer en mauvaise santé et de 13,7pp pour les maladies chroniques, 16pp pour les limitations d’activité et 8pp pour l’anxiété ou la dépression.
Plus surprenant, la retraite améliore également, dans une moindre mesure, la santé perçue des personnes peu ou pas exposées et réduit leur niveau de dépression et d’anxiété.
Enfin, il est à noter que l’effet bénéfique de la retraite sur la santé ne résorbe pas complètement l’effet néfaste des conditions de travail passées sur la santé, tout particulièrement chez les personnes les plus exposées.
Un mal-être des seniors au travail
Ces résultats interrogent les modalités de compensation et la légitimité d’une approche quasi exclusivement réparatrice des conséquences délétères de la pénibilité du travail.
À défaut de conduire des politiques de prévention, divers mécanismes ciblés de réparation ont été introduits depuis le début des années 2000. Certains reconnaissent la spécificité des carrières longues débutées précocement et souvent éprouvantes (retraite anticipée pour carrières longues mise en place en 2003). D’autres visent à directement mesurer l’exposition aux contraintes physiques du travail justifiant une dérogation à l’âge légal de la retraite (Compte personnel de prévention de la pénibilité – C3P – en 2014, ensuite réduit en termes de périmètre au Compte personnel de prévention – C2P – en 2017).
Ces dispositifs apparaissent limités au moins à deux titres. Tout d’abord, les écarts d’espérance de vie liés aux différences d’expositions aux conditions de travail pénibles ne sont que partiellement compensés. Le compte pénibilité ne permet par exemple d’anticiper le départ à la retraite au maximum que de deux années. Or, à l’âge de 62 ans, les bénéficiaires de pensions d’inaptitude au travail peuvent espérer vivre près de cinq années de moins que les retraités du régime général.
Ensuite, les risques psychosociaux au travail ne sont pas pris en compte, alors même qu’ils dégradent fortement la santé mentale mais aussi physique en France.
Le fait que la retraite améliore la santé de tous constitue donc sans doute le révélateur d’un mal-être au travail généralisé parmi les seniors français. Le maintien en bonne santé au travail exige alors de mener des politiques de santé systémiques plus ambitieuses, agissant sur l’ensemble du cycle de vie (politique de formation, de l’emploi, de prévention et de santé au travail ainsi que de protection des personnes exclues du marché du travail), pour sortir d’une politique de soins stricto sensu ou de compensation ex post.
Elles doivent répondre à l’insatisfaction singulière des salariés français en termes de risques psychosociaux, de sentiment de perte d’autonomie et plus fondamentalement de perte de sens au travail. Albert Camus n’indiquait-il pas dans Le mythe de Sisyphe (1942) qu’« il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir » ?
Article écrit par Thomas Barnay, Professeur de sciences économiques (en disponibilité) / Visiting Professor, Health Care Policy Department, Harvard Medical School and French Harkness Fellow in Health Care Policy and Practice (The Commonwealth Fund) (2021-2022), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Éric Defebvre, Maître de Conférence en Sciences Économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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