Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2018 dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr
Cette année la fête de la science aux Antilles françaises (Martinique et Guadeloupe) se déroulera en parallèle de la Route du Rhum. La célèbre course transatlantique célèbre au mois de novembre son 40ᵉ anniversaire. Cette convergence de calendrier a incité les comités d’organisation des deux collectivités ultramarines à se coordonner et à axer la fête de la science sur la thématique de la mer.
Une histoire maritime fondée sur le commerce transatlantique
Cela n’a a priori rien d’étonnant tant la géographie comme l’histoire placent de façon évidente le fait maritime au cœur des sociétés antillaises. Cependant, les différents éléments de cette histoire maritime ont une valeur sociale inégale.
En effet, c’est en bateau qu’a été conduite la déportation aux Amériques de millions d’Africains réduits en esclave et c’est aussi ce lien maritime qui a permis l’exploitation économique des colonies françaises d’Amérique par leur métropole.
Nombreux sont les travaux historiques à avoir traité de ces navigations coloniales au sein de ce qu’il est convenu d’appeler l’espace atlantique. D’autres recherches ces dernières années se sont portées sur un aspect différent de l’histoire maritime antillaise. Ces travaux archéologiques et historiques se sont concentrés sur les héritages d’origine amérindienne que ce soit pour la période précolombienne ou l’époque coloniale.
Cette histoire s’articule autour d’une généalogie d’embarcations à base monoxyle allant de la kanawa/canaoa – terme amérindien (Arawak) à l’origine des mots « canot » et « canoé » en français – au gommier et dont la yole ronde de Martinique peut être considérée comme le dernier avatar illégitime (car il ne s’agit plus d’une embarcation à base monoxyle).
La kanawa précolombienne
L’étude des capacités de navigation des populations premières de l’archipel antillais est devenue centrale au cours des dernières années pour les archéologues dont les travaux démontrent de façon récurrente l’importance des liens ayant existé entre les communautés réparties dans les différentes îles.
Elle est au cœur de nos questionnements concernant les mécanismes de colonisation de l’archipel comme de notre capacité à concevoir le mode spécifique de relation à l’espace de ces sociétés maritime.
Ainsi, une analyse des données archéologiques précolombiennes et des sources iconographiques et textuelles du début de la colonisation européenne a permis de dégager une description précise de la flotte amérindienne et du processus de construction des différentes embarcations.
La kanawa le plus important de ces navires était destiné plus particulièrement à la navigation interinsulaire. Il s’agit d’une pirogue monoxyle rehaussée de planches de bordage lui permettant de naviguer en haute mer. Pouvant atteindre plus de 20 m de long, elles pouvaient accueillir entre 30 et 40 passagers plus un fret important. Ces embarcations étaient mues à la pagaie, la voile étant inconnue dans les Antilles avant l’arrivée des Européens.
Les données issues de cette première étude ont servi de base à la mise en place d’un programme d’archéologie maritime expérimentale porté par l’association martiniquaise Karisko. Il s’est d’abord agit de reconstruire une kanawa grâce à l’aide d’un charpentier de marine kali’ña, détenteur des savoir-faire traditionnels dans ce domaine.
Les Kali’ña sont des populations amérindiennes affiliées à la famille linguistique caraïbe. Côtières, elles se répartissent entre l’Amazone et l’Orénoque et donc en Guyane française.
Une fois l’embarcation réalisée elle a été utilisée dans le cadre de 3 expéditions qui ont permis de relier les différentes îles de l’archipel antillais situées entre la Grenade et Antigua. Il s’agissait de redécouvrir les routes maritimes au cœur du système de gestion de l’espace archipélique antillais mis en place par les populations précolombiennes.
Les données uniques recueillies au cours de ces expéditions et leur analyse ont permis de grandement améliorer nos connaissances. Au-delà d’une estimation de la durée de la traversée entre les différentes îles, ont ainsi pu être déterminés : la vitesse moyenne de ce type d’embarcation (autour de 3 nœuds), son tonnage, la puissance dégagée par l’équipage ou les possibilités de navigation selon les différentes conditions de mer. Il s’agit là d’un travail fondamental qui servira à tous les chercheurs travaillant tant sur la colonisation humaine des Antilles que sur les réseaux d’échanges ayant existé au sein de cet espace. Ces travaux viennent aussi nourrir les recherches liées à la simulation numérique de ces navigations anciennes.
Ce sont les capacités de navigation exceptionnelles des populations amérindiennes mises en évidence par ces travaux qui leur ont permis de faire d’un archipel océanique un véritable espace unifié.
« un bateau rebelle et audacieux »
Dès les premiers contacts avec les Européens, un transfert de technologie va s’opérer et les Amérindiens vont adapter des voiles sur leurs kanawa. Cette nouvelle embarcation créole finira par être baptisée « gommier » du nom de l’arbre le plus fréquemment utilisé pour sa construction.
Gaëtan Petito, ancien président du club des gommiers de la Martinique, a récemment défini le gommier comme « un bateau rebelle et audacieux ».
De fait, l’histoire a donné une valeur sociale toute particulière à cette embarcation créole, une valeur bien éloignée de celle accordée aux navigations transatlantiques.
Ainsi, les esclaves constructeurs et patrons de gommiers associés à la catégorie des « nègres à talents » participaient à la richesse des habitations auxquelles ils étaient rattachés : par une activité de pêche dont les produits étaient diffusés au sein de l’habitation mais aussi vendus aux habitations voisines, par le transport de fret et de passagers dans le cadre de navigations de cabotage, enfin comme acteur du commerce interlope avec les îles voisines. Ce statut particulier leur offrait une situation meilleure que celle du commun des esclaves cantonné aux travaux agricoles. Enfin cette population possédait un savoir-faire valorisable leur permettant de sortir plus facilement du monde de l’habitation suite à leur émancipation.
Si des camps d’esclaves marrons ont existé en Martinique comme en Guadeloupe l’importance de l’exploitation de ces îles par l’agriculture coloniale a fortement limité la possibilité de développement de telles communautés. Les candidats au grand marronage se sont de fait tournés vers la mer.
Les gommiers leur ont permis de rejoindre des terres où la liberté leur était possible. Leur destination a d’abord été les îles dites « neutres » de la Dominique et de Saint Vincent au cours des XVIIe et XVIIIe siècles puis au XIXe siècle l’ensemble des îles anglaises où l’émancipation des populations serviles (1833) avait devancé l’abolition française de 15 ans (1848).
Des gommiers pour libérer la France
Un troisième temps plus proche de nous marque aussi l’épopée historique du gommier. Durant la Deuxième Guerre mondiale la Martinique et la Guadeloupe sont alors administrées d’une main de fer par les représentant du gouvernement de Vichy alors que les îles voisines (Sainte-Lucie, Dominique, Antigua) sont sous administration anglaise. Suite à l’appel du 18 juin des milliers de Martiniquais et de Guadeloupéens prendront clandestinement la mer sur des gommiers (et des canots saintois) pour rejoindre ces territoires et les forces de la France libre. Ces dissidents participeront entre autres au débarquement de la méditerranée.
La tradition antillaise millénaire d’embarcation à base monoxyle est donc à la base d’une histoire particulière.
Que ce soit par l’intermédiaire de la kanawa précolombienne ou du gommier, elle a d’abord été le vecteur du lien interinsulaire dans un espace aujourd’hui géopolitiquement morcelé par le fait colonial et postcolonial.
En cela elle est porteuse d’une vision de la Caraïbe en résonnance avec les concepts d’antillanité et de créolité. Embarcation d’origine amérindienne, affublée d’une voile européenne et utilisée très majoritairement par des populations africaines ou afro-descendantes, le gommier est d’ailleurs une véritable allégorie de cette créolité.
Enfin, ces navires ont été au cours des siècles pour les populations des Antilles françaises des vecteurs d’émancipation et de résistance en offrant à la fois une ressource économique et la possibilité d’un ailleurs. Loin de la Route du Rhum toute cette valeur sociale symbolique s’est reportée en Martinique depuis plusieurs décennies sur d’autres manifestations sportives, comme les courses de Yoles Rondes, une embarcation héritière de cette tradition.
Benoit Berard, Archéologue, Université des Antilles
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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