Comme les mineurs et les sidérurgistes, ils formaient une caste ouvrière respectée de l’ex-Yougoslavie communiste, mais aujourd’hui ils se battent pour être payés: les ouvriers des chantiers navals croates vivent le crépuscule de leur industrie.
Sur le chantier naval Uljanik à Pula (nord), le plus grand du pays, les grues sont figées dans le silence. Depuis bientôt deux mois, des centaines d’ouvriers ont passé la plupart du temps en grève; certains viennent de temps en temps, les autres restent chez eux. La banqueroute menace, « les travailleurs de Pula ont faim », dit le chef du comité de grève, Boris Cerovac.
Ils ont déclenché le 22 octobre leur troisième grève cette année, comme en janvier et en août, parce qu’ils n’avaient pas reçu leur salaire. Depuis, ils ont vu arriver sur leur compte de petites sommes aléatoires. Et lundi, ils ont décrété une pause dans leur mouvement de protestation, pour contenter des clients mécontents.
Ecrire que leur salaire est officiellement légèrement supérieur au revenu moyen national (840 euros) n’a plus de sens. « C’est mauvais, les salaires sont en retard, les gens s’en vont », se désole Orce Stojkovski, 48 ans, rencontré par l’AFP dans ce port en bord d’Adriatique. « Nous approchons du moment où il n’y aura plus assez de gens pour protester. Sans parler de bâtir des navires… », ajoute Stojkovski qui, sur des photographies d’une manifestation d’août, désigne du doigt ceux qui sont partis.
Depuis janvier, un quart environ des 4.500 ouvriers d’Uljanik ont quitté l’entreprise, la plupart pour chercher du travail à l’étranger. En 2018, selon son site internet, Uljanik a enregistré l’annulation d’au moins neuf commandes, des vraquiers et des cargos pour véhicules, par des clients canadien et des îles Caïmans. Ils ont invoqué « l’incapacité à (les) livrer selon les termes convenus », selon un communiqué de l’entreprise.
Il est loin le temps, sous l’ère yougoslave, où l’industrie navale croate était la troisième au monde. Depuis la Seconde Guerre mondiale, ses chantiers ont produit 1.150 bateaux civils, cargos et tankers. A la fin des années 1980, elle employait 21.000 personnes. Il n’y en a plus que 6.000 dans les quatre grands chantiers de la côte adriatique, Uljanik, mais aussi 3 Maj (également détenu par Uljanik), Brodosplit et Brodotrogir.
La Croatie est aujourd’hui au 13e rang des commandes mondiales et ne représente plus que 0,6% du marché des chantiers navals, dominé à près de 80% par la Chine, la Corée du sud et le Japon. L’explosion de la Yougoslavie y est pour beaucoup, suivie d’une transition douloureuse et inachevée vers le secteur privé, imposée par l’Union européenne avant l’adhésion de la Croatie à l’UE en 2013.
De l’avis des analystes, la restructuration n’a pas été suffisante pour rendre rentable cette industrie, notamment face à la concurrence asiatique. Pourtant l’Etat, toujours propriétaire de 25% d’Uljanik , les ouvriers détiennent 50% du capital , a injecté au total quatre milliards d’euros dans le secteur au cours des dernières décennies, selon l’Institut des finances publiques. Et rien que pour Uljanik, il a offert des garanties bancaires à hauteur de 500 millions d’euros de crédits.
Les Croates n’ont pas cherché à se reconvertir à temps, comme d’autres Européens, dans les éoliennes, les plateformes pétrolières ou encore les navires à haute technologie, selon l’analyste économique Damir Novotny. Et seules les subventions publiques, menacées par les règles européennes, ont permis à cette industrie de maintenir la tête hors de l’eau. Un nouveau plan de sauvetage d’Uljanik, avec la participation d’une entreprise locale, est à l’étude. Le précédent a été rejeté par Bruxelles en raison d’un rôle jugé excessif de l’Etat.
Un échec signerait sans doute « la fin des chantiers navals croates dans leur totalité », prévient le syndicaliste Djino Sverko. « Nous n’avons pas d’alternative, bâtir des navires est notre tradition et c’est le moteur d’autres industries » locales, dit-il. « Uljanik a 162 ans, c’est sacré pour nous », laisser mourir l’entreprise parce qu’elle n’est pas rentable, « ce serait comme abandonner son enfant parce qu’il a les oreilles décollées », estime-t-il.
En Croatie, le tourisme est souvent cité comme la solution aux problèmes économiques. De fait, de nombreux ouvriers survivent en louant leur appartement en bord d’Adriatique… Mais beaucoup estiment que la Croatie ne peut bâtir son économie sur ce seul secteur, qui pèse déjà pour 20% de sa richesse. « On ne peut pas imaginer Pula sans Uljanik. Cela fait partie de notre identité et de celle de l’Istrie », dit le maire Boris Miletic.
D.C avec AFP
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